La grande Anne Sylvestre naissait il y a 88 ans, le 20 juin 1934. Pour continuer de la célébrer, Causette s'est entretenue avec Véronique Mortaigne, journaliste et autrice de l'époustouflante biographie Anne Sylvestre, une vie en vrai.
![«À contre-courant des égéries yéyés, Anne Sylvestre n'avait aucun problème à tirer la tronche» 2 Anne Sylvestre une vie en vrai](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2022/06/Anne-Sylvestre-une-vie-en-vrai.jpg)
De ses conversations avec l'auteure-compositrice-interprète Anne Sylvestre, Véronique Mortaigne garde un souvenir à la fois ému et lumineux. Journaliste au Monde pendant 26 ans et aujourd'hui chroniqueuse et documentariste, elle a publié en avril Anne Sylvestre, une vie en vrai aux éditions Equateurs, précieuse biographie intime et politique de l'artiste disparue en novembre 2020. Intime parce qu'Anne lui accordera sa confiance quand, en 1998, elle lui révèle lors d'un entretien un lourd secret : son père, Albert Beugras, a été collabo, et pas l'un des moindres puisqu'il fut le bras droit de Jacques Doriot, fondateur du Parti populaire français. Politique parce que, si Anne Sylvestre a conservé de cette blessure fondamentale une peur farouche de l'engagement collectif, sa vie et son œuvre ont été une affirmation politique en elles-mêmes. Un plaidoyer existentiel et artistique pour la liberté, celle de soi comme celle des autres. Entretien avec Véronique Mortaigne.
Causette : Vous avez déjà consacré des biographies à Cesaria Evora ou Manu Chao. Qu'est-ce qui vous a touchée suffisamment chez Anne Sylvestre pour décider de vous y attaquer ?
Véronique Mortaigne : Quand j'écris sur Cesaria Evora ou Manu Chao, c'est aussi, au-delà de leurs vies, le contexte dans lequel ils ont été révélés qui m'intéresse. Ainsi, j'ai eu l'impression en travaillant avec Cesaria Evora de retracer l'histoire contemporaine du Cap Vert, et de réaliser un grand voyage en Amérique latine avec Manu Chao. Me plonger dans la vie d'Anne Sylvestre, c'était cette fois raconter une époque, ces années d'après guerre où on vit avec l'ombre des traumas passés, mais aussi un moment où les femmes se battent pour arracher leur indépendance vis-à-vis des tuteurs masculins. Anne Sylvestre est en ce sens particulièrement intéressante parce qu'elle est concernée par l'ensemble de ces problématiques et, quant à la deuxième, par deux fois : en tant que femme mais aussi en tant qu'artiste. A ce titre, sa trajectoire est exceptionnelle puisqu'elle deviendra la première femme en France à monter sa boîte pour produire elle-même sa musique, dès 1973. C'est vraiment un personnage à contre-courant.
Votre livre dépeint une Anne Sylvestre qui a en effet mené sa carrière librement et n'a jamais voulu entrer dans le jeu du glamour, à une époque où l'industrie musicale propulse des talents féminins qui se plient aux normes édictées par le regard masculin, qu'il s'agisse de Sylvie Vartan, Françoise Hardy ou Jane Birkin.
V.M. : Elle est très ferme sur une chose : elle ne voulait être engagée dans aucune cause en raison de ses traumas familiaux, donc elle n'a jamais voulu intégrer de mouvement féministe, bien qu'elle fut très proche de membres du MLF et notamment d'Antoinette Fouque, mais elle se revendiquait féministe.
Avant tout, il y a des chansons comme Non, tu n'as pas de nom ou encore Une sorcière comme les autres qui sonnent résolument féministes à nos oreilles.
Ensuite, en effet, elle n'a jamais voulu se plier au codes du métier, qui imposait aux chanteuses de sourire et de faire rêver. Elle est, et se revendique, comme une auteure-interprète et le regard masculin l'étouffe. Dans les années 60 lorsqu'apparaissent les yéyés, qu'elle détestait, un marketing contraignant les accompagne, les chanteuses étaient formatées par les compagnies de disques, qu'il s'agisse de leurs morceaux ou de leurs apparences. Anne, au contraire, tirait la tronche sans problème, portait des vêtements amples et accueillait les journalistes dans son foyer en banlieue, pas maquillée et ses filles sous le bras. Alors que la presse mettait en scène des couples ultra glamour tels que Vartan et Halliday ou Hardy et Dutronc et donc des femmes qui ont réussi sur les plans professionnels comme privés, Anne a toujours été très discrète sur ses deux maris. Comme elle le sera par la suite vis-à-vis de ses amours avec des femmes.
Lire aussi l La playlist féminine idéale d'Anne Sylvestre
Comment est-elle venue au féminisme ?
V.M. : Je me suis beaucoup posé cette question et pour y répondre, il faut souligner encore une fois que son féminisme correspond avant tout à une aspiration pour la liberté. Je crois que c'est très lié à ses rapports avec son père, à qui elle en a beaucoup voulu d'avoir basculé du mauvais côté lors de la Seconde guerre mondiale mais que pourtant elle a adoré jusqu'à la fin, au point de reposer dans le caveau familial. A la fin de la guerre, Albert Beugras s'enfuit en Allemagne avec Jean, le frère aîné de 18 ans, qui meurt là-bas – ce qui, là encore, crée une profonde blessure chez Anne. Après un passage en prison, Albert Beugras revient au bercail et reprend tout naturellement sa place de patron du foyer. Anne a grandi et ça se passe très mal à ce moment là avec lui car elle ne supporte pas de voir sa mère à nouveau assujettie, elle qui s’est échinée à travailler et élever leurs enfants seule pendant la guerre et ensuite quand il est taule à travailler et élever ses enfants. Il veut qu’Anne rentre à la maison tous les soirs pour mettre la table et elle, elle ne tolère pas l’irresponsabilité d’un père de famille qui pérore après avoir conduit sa famille dans le chaos et la honte.
Pour autant, une même force de caractère rapproche le père et la fille et, étonnement, bien qu'il appartienne à l'ancien monde catholique conservateur, Albert Beugras va soutenir sa fille quand elle commence le cabaret. C'est encore plus étonnant quand on connait ses positions antisémites et qu'Anne débute aux 3 Baudets, tenu par le juif séfarade Jacques Canetti. Un jour, Albert va même interpeler dans l'assistance un homme qui s'est moqué du nez d'Anne Sylvestre en le tançant : "qu'est-ce qu'il a, le nez de ma fille ?"
Pour autant, vous expliquez qu'elle n’aimait pas être perçue comme la féministe de service…
V.M. : Anne Sylvestre a toujours peur d’être réduite, que ce soit aux Fabulettes [ses chansons pour enfants, ndlr], à la fille de collabo ou à la féministe. On peut ainsi réécouter en souriant cette émission où elle est l'invitée de Laure Adler dans L'Heure bleue, parce qu’Adler est pleine d’admiration et Sylvestre se fâche – elle avait vraiment un sacré caractère – quand la journaliste essaie de l'amener sur certains terrains. Sylvestre demande à être prise en entier, sans être morcelée, ce qu’on fait souvent avec les femmes. Elle revendique la totalité de son être. Dès qu’elle a l’impression qu’on va la réduire à quelque chose, elle n’aime pas. Elle était par exemple furieuse quand la presse disait d'elle qu'elle était une Brassens en jupons, ce que, Brassens qui lui avait confié un temps ses premières parties, détestait également.
En parlant de son rapport aux médias, considérez-vous qu'elle vous a choisie pour vous confier son secret sur son hérédité ?
V.M. : Oui, en quelques sortes. C'est en 1998, lors d'un entretien dans les bureaux du Monde. On s'est alors déjà rencontrées plusieurs fois, à l'occasion de concerts. Ce qu’elle apprécie je crois, c’est le fait que Le Monde n'est pas sensationnaliste : on n’en fait pas un gros titre, on le glisse à la fin de l'entretien, comme cela s'était déroulé.
Quand Anne Sylvestre avait débarqué dans le milieu du cabaret parisien, cela s'était su puis les gens avaient fini par oublier, notamment parce qu'elle avait été adoubée par Jacques Canetti. Elle, elle a toujours eu besoin d'expier cette histoire familiale et l'évoquait à mots couverts dans ses chansons, par exemple dans Le Pont du nord. Lors de cet entretien, elle me dit regretter qu’on ne déchiffre pas ses évocations sibyllines dans ses textes. Et puis, il faut dire qu'elle était de mauvaise humeur parce que tout le monde à la rédaction était venu la voir pour la féliciter pour ses fabulettes [rires], c'est peut-être que c’est ça, la véritable raison de ses révélations.
Vous évoquez dans votre livre la concurrence avec Barbara…
V.M. : Elles ont avant tout une admiration artistique réciproque, mais c'est leur maison de disques commune, Philipps, qui les met en concurrence. Pourtant, ce ne sont pas les mêmes registres. Barbara exprime de grands sentiments, une douleur universelle. Anne, elle, est dans le quotidien, elle s’adresse directement aux gens en leur donnant des prénoms. Il y a beaucoup d'humour, de légèreté, et c'est en même temps profond, comme une galerie de caractères à la manière de La Bruyère. On a l’impression que ses chansons nous regardent dans les yeux, c’est très intime, finalement.
Ensuite, il y a là encore une blessure : le fait que sa petite sœur Marie Chaix soit devenue la secrétaire personnelle de Barbara. D'ailleurs, on peut dire que Marie Chaix a exorcisé l'histoire familiale en écrivant des romans sur le sujet, en épousant un Américain et en devenant la secrétaire d'une artiste juive. Pour Anne, ça a été plus compliqué de ne plus culpabiliser, jusqu'au bout.
Il y a une ultime blessure, dans cette vie marquée par l'histoire…
V.M. : La mort de son petit fils dans les attentats du 13 novembre 2015. La douleur est immense et ravive chez Anne les questions autour de la culpabilité : qui est responsable de quoi ? C'est les mêmes qui la taraude quand elle ressasse le passé de son père et se demande si elle est responsable de ses erreurs. Bien sûr que non, évidemment, mais elle ne peut s'empêcher de s'en vouloir.
Une chanson méconnue d’Anne Sylvestre qui mériterait l'attention de nos oreilles ?
V.M. : Les impedimenta. Je ne connaissais pas ce mot avant de l'entendre dans ce titre, il s'agit de tout ce qui peut entraver le mouvement, ou compliquer une avancée [dans le sens premier du terme, il s'agit de bagages encombrant la marche d'une armée, ndlr]. Ici, elle applique le terme aux expériences passées quand on se lance dans une nouvelle histoire d'amour, et je trouve ça particulièrement joli.