En janvier, à l’investiture du président Joe Biden, la poétesse afro-américaine de 22 ans Amanda Gorman faisait résonner aux oreilles du monde entier son poème incantatoire, The Hill We Climb, vibrant appel à l’unité. Puis, en mars, la traduction de ce texte par une autrice blanche aux Pays-Bas et par un traducteur blanc en Catalogne a suscité une levée de boucliers. Intitulé La colline que nous gravissons1, il paraît en français le 19 mai aux éditions Fayard, sous la plume de la chanteuse et compositrice belgo-congolaise Lous and the Yakuza.
<br>Valérie Zenatti
<br><em>Autrice, traductrice et scénariste</em>
<br>« J’aurais aimé que cette question se traduise par un débat plutôt que par une polémique. Car le propre de la traduction, c’est d’interroger inlassablement le sens et l’interprétation des mots. La question posée en ces termes ne semble appeler qu’une réponse : non, il ne faut pas être une femme pour traduire une femme, être noir ou noire pour traduire une personne noire. On s’aperçoit très vite qu’en multipliant à l’infini les adéquations requises, on ne frôle plus le ridicule, on s’y noie. Pourtant, dans le cas du traducteur catalan d’Amanda Gorman, c’est bien cette inadéquation absurde <em>(”pas le profil requis”)</em> qui a été invoquée pour refuser sa traduction, alors qu’il l’avait déjà remise. Comment ne pas voir là un glissement inquiétant vers une idéologie orientée par la <em>cancel culture</em> ou la<em> “call-out culture” ?</em> Ayant dit cela, je ne peux m’empêcher de penser que puisque remous il y a eu, il y a aussi sans doute de la douleur ou de la frustration. Je rêve que l’on discute de la traduction, des aspects politiques qui lui sont bel et bien reliés, des différentes approches sur ce qui “constitue” un traducteur et une traductrice, souvent prompts à douter de sa légitimité. Bref, que le débat ait enfin lieu, lorsque nous cesserons d’être enfermés dans nos murs, nos écrans, nos avis et nos têtes. »
<br>Claro
<br><em>Auteur, traducteur et éditeur</em>
<br>« Cette polémique en Hollande a provoqué une petite levée de boucliers, chacun et chacune se sentant atteinte dans ce qui lui semble la quintessence de son métier : à savoir que la compétence est censée l’emporter sur la légitimité, ou du moins que la première fonde la seconde. Pourtant, je crois que la polémique soulevait d’autres enjeux, que l’on aurait dû entendre. Confier une traduction, pour un éditeur, doit – devrait – engager une réflexion d’un certain ordre. Trouver la « bonne personne », ce n’est pas forcément trouver la personne douée – les traducteurs et traductrices doués, il y en a ! – mais aussi la personne la plus en phase avec le texte. Je n’ai pas de réponse précise à cette question, mais je pense qu’il est légitime de se la poser. […] L’empathie peut être un atout. Là encore, outre la compétence requise face au texte, c’est une affaire de sensibilité, et cette sensibilité est peut-être indissociable d’un vécu. C’est pour cela qu’un éditeur a intérêt à bien choisir la personne qui va traduire. Cela dit, en tant que traducteur, j’aime me frotter à des textes qui témoignent d’un univers très étranger au mien et je n’ai pas besoin de me droguer ou d’être pédé pour traduire (William S.) Burroughs. »
<br>Flora Rodrigues
<br><em>Directrice du Bureau de formation<br>et de traduction (Lyon)</em>
<br><br>« Dans la plupart des cas, le traducteur ou la traductrice s’efface derrière le texte publié : souvent, en tant que lecteur·rice, on ne connaît même pas son nom. Ce qui a énervé le monde de l’édition dans le cas de l’affaire Amanda Gorman aux Pays-Bas, c’est que la maison d’édition a d’abord fait un choix médiatique, plutôt que de s’orienter vers une traductrice peut-être plus adaptée mais moins connue : la personne choisie <em>[Marieke Lucas Rijneveld, ndlr] </em>est certes une autrice blanche, mais elle est avant tout une écrivaine jouissant d’une certaine notoriété. La traduction littéraire est un exercice périlleux, car on est souvent à la merci des maisons d’édition et de leurs critères qui ne sont pas toujours fondés sur les compétences ou la compatibilité avec un texte, mais sur l’économie et le commerce. Ainsi, la saga de J. K. Rowling, <em>Harry Potter,</em> n’a pas été traduite en français par une personne ressemblant à l’autrice, mais par un homme<em> [Jean-François Ménard] </em>– cela n’a posé de problème à personne pour l’instant. Pour moi, il n’y a pas de problème de diversité dans l’industrie, c’est davantage une question de business. Quant au choix de la chanteuse Lous and the Yakuza pour la traduction française, si ça fait taire les polémiques et que ça fait du bien à tout le monde, pourquoi pas… »
<br>Yasmine Khris Maansri
<br><em>Traductrice de l’espagnol,<br>du portugais et de l’anglais,<br>basée à Pampelune (Espagne)</em>
<br>« En Espagne, plus précisément en Catalogne, nous avons assisté à cette polémique. Ce débat, où l’on crie à la censure et au racisme anti-Blanc, me semble un peu futile. Ce qui compte, c’est d’abord la place des personnes racisées dans le monde de l’art. D’ailleurs, en Hollande, une liste de personnes concernées et compétentes qui étaient disponibles pour traduire le texte d’Amanda Gorman a circulé : c’est donc qu’il y a bien des personnes issues de la diversité, on doit surtout les embaucher. On oublie également que <em>The Hill We Climb</em> est loin d’être la traduction d’un simple poème : il y a un contexte, un lieu particuliers et ce texte revêt une importance majeure. Dans ce cas précis, la traduction va au-delà des mots. On réduit trop souvent la traduction à la pratique d’une transposition de mots : or on réfléchit aussi à un certain nombre de paramètres : pour qui on traduit, quel est le vocabulaire employé, quel est le format ? Les mots ne suffisent pas toujours : on a parfois aussi besoin d’une expérience. Je préfère que ce soit Lous and the Yakuza qui traduise, même si elle n’a pas le diplôme, car dans le domaine de l’art, elle sait manier les mots et a vécu la même expérience, subi les mêmes discriminations, les mêmes oppressions. »
- La colline que nous gravissons, d’Amanda Gorman. Éd. Fayard, disponible le 19 mai.[↩]