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© Patrick Tomasso

Édition : faut-​il res­sem­bler aux auteur·rices que l'on traduit ?

En jan­vier, à l’investiture du pré­sident Joe Biden, la poé­tesse afro-​américaine de 22 ans Amanda Gorman fai­sait réson­ner aux oreilles du monde entier son poème incan­ta­toire, The Hill We Climb, vibrant appel à l’unité. Puis, en mars, la tra­duc­tion de ce texte par une autrice blanche aux Pays-​Bas et par un tra­duc­teur blanc en Catalogne a sus­ci­té une levée de bou­cliers. Intitulé La col­line que nous gra­vis­sons1, il paraît en fran­çais le 19 mai aux édi­tions Fayard, sous la plume de la chan­teuse et com­po­si­trice belgo-​congolaise Lous and the Yakuza.

<br>Valérie Zenatti

<br><em>Autrice, tra­duc­trice et scénariste</em>

<br>« J’aurais aimé que cette ques­tion se tra­duise par un débat plu­tôt que par une polé­mique. Car le propre de la tra­duc­tion, c’est ­d’interroger inlas­sa­ble­ment le sens et l’interprétation des mots. La ques­tion posée en ces termes ne semble appe­ler qu’une réponse : non, il ne faut pas être une femme pour tra­duire une femme, être noir ou noire pour tra­duire une per­sonne noire. On s’aperçoit très vite qu’en mul­ti­pliant à l’infini les adé­qua­tions requises, on ne frôle plus le ridi­cule, on s’y noie. Pourtant, dans le cas du tra­duc­teur cata­lan d’Amanda Gorman, c’est bien cette inadé­qua­tion absurde <em>(”pas le pro­fil requis”)</em> qui a été invo­quée pour refu­ser sa tra­duc­tion, alors qu’il l’avait déjà remise. Comment ne pas voir là un glis­se­ment inquié­tant vers une idéo­lo­gie orien­tée par la <em>cancel culture</em> ou la<em> “call-​out culture” ?</​em> Ayant dit cela, je ne peux m’empêcher de pen­ser que puisque remous il y a eu, il y a aus­si sans doute de la dou­leur ou de la frus­tra­tion. Je rêve que l’on dis­cute de la tra­duc­tion, des aspects poli­tiques qui lui sont bel et bien reliés, des dif­fé­rentes approches sur ce qui “consti­tue” un tra­duc­teur et une tra­duc­trice, sou­vent prompts à dou­ter de sa légi­ti­mi­té. Bref, que le débat ait enfin lieu, lorsque nous ces­se­rons d’être enfer­més dans nos murs, nos écrans, nos avis et nos têtes. » 

<br>Claro

<br><em>Auteur, tra­duc­teur et éditeur</em>

<br>« Cette polé­mique en Hollande a pro­vo­qué une petite levée de bou­cliers, cha­cun et cha­cune se sen­tant atteinte dans ce qui lui semble la quin­tes­sence de son métier : à savoir que la com­pé­tence est ­cen­sée l’emporter sur la légi­ti­mi­té, ou du moins que la pre­mière fonde la seconde. Pourtant, je crois que la polé­mique sou­le­vait d’autres enjeux, que l’on aurait dû entendre. Confier une tra­duc­tion, pour un édi­teur, doit – devrait – enga­ger une réflexion d’un cer­tain ordre. Trouver la « bonne per­sonne », ce n’est pas for­cé­ment trou­ver la per­sonne douée – les tra­duc­teurs et tra­duc­trices doués, il y en a ! – mais aus­si la per­sonne la plus en phase avec le texte. Je n’ai pas de réponse pré­cise à cette ques­tion, mais je pense qu’il est légi­time de se la poser. […] L’empathie peut être un atout. Là encore, outre la com­pé­tence requise face au texte, c’est une affaire de sen­si­bi­li­té, et cette sen­si­bi­li­té est peut-​être indis­so­ciable d’un vécu. C’est pour cela qu’un édi­teur a inté­rêt à bien choi­sir la per­sonne qui va tra­duire. Cela dit, en tant que tra­duc­teur, j’aime me frot­ter à des textes qui témoignent d’un uni­vers très étran­ger au mien et je n’ai pas besoin de me dro­guer ou d’être pédé pour tra­duire (William S.) Burroughs. »

<br>Flora Rodrigues

<br><em>Directrice du Bureau de formation<br>et de tra­duc­tion (Lyon)</em>

<br><br>« Dans la plu­part des cas, le tra­duc­teur ou la tra­duc­trice s’efface der­rière le texte publié : sou­vent, en tant que lecteur·rice, on ne connaît même pas son nom. Ce qui a éner­vé le monde de l’édition dans le cas de l’affaire Amanda Gorman aux Pays-​Bas, c’est que la mai­son d’édition a d’abord fait un choix média­tique, plu­tôt que de s’orienter vers une tra­duc­trice peut-​être plus adap­tée mais moins connue : la per­sonne choi­sie <em>[Marieke Lucas Rijneveld, ndlr] </em>est certes une autrice blanche, mais elle est avant tout une écri­vaine jouis­sant d’une cer­taine noto­rié­té. La tra­duc­tion lit­té­raire est un exer­cice périlleux, car on est sou­vent à la mer­ci des mai­sons d’édition et de leurs cri­tères qui ne sont pas tou­jours fon­dés sur les com­pé­tences ou la com­pa­ti­bi­li­té avec un texte, mais sur l’économie et le com­merce. Ainsi, la saga de J. K. Rowling, <em>Harry Potter,</em> n’a pas été tra­duite en fran­çais par une per­sonne res­sem­blant à l’autrice, mais par un homme<em> [Jean-​François Ménard] </​em>– cela n’a posé de pro­blème à per­sonne pour l’instant. Pour moi, il n’y a pas de pro­blème de diver­si­té dans l’industrie, c’est davan­tage une ques­tion de busi­ness. Quant au choix de la chan­teuse Lous and the Yakuza pour la tra­duc­tion fran­çaise, si ça fait taire les polé­miques et que ça fait du bien à tout le monde, pour­quoi pas… »

<br>Yasmine Khris Maansri

<br><em>Traductrice de l’espagnol,<br>du por­tu­gais et de l’anglais,<br>basée à Pampelune (Espagne)</em>

<br>« En Espagne, plus pré­ci­sé­ment en Catalogne, nous avons assis­té à cette polé­mique. Ce débat, où l’on crie à la cen­sure et au racisme anti-​Blanc, me semble un peu futile. Ce qui compte, c’est d’abord la place des per­sonnes raci­sées dans le monde de l’art. D’ailleurs, en Hollande, une liste de per­sonnes concer­nées et com­pé­tentes qui étaient dis­po­nibles pour tra­duire le texte d’Amanda Gorman a cir­cu­lé : c’est donc qu’il y a bien des per­sonnes issues de la diver­si­té, on doit sur­tout les embau­cher. On oublie éga­le­ment que <em>The Hill We Climb</em> est loin d’être la tra­duc­tion d’un simple poème : il y a un contexte, un lieu par­ti­cu­liers et ce texte revêt une impor­tance majeure. Dans ce cas pré­cis, la tra­duc­tion va au-​delà des mots. On réduit trop sou­vent la tra­duc­tion à la pra­tique d’une trans­po­si­tion de mots : or on réflé­chit aus­si à un cer­tain nombre de para­mètres : pour qui on tra­duit, quel est le voca­bu­laire employé, quel est le for­mat ? Les mots ne suf­fisent pas tou­jours : on a par­fois aus­si besoin d’une expé­rience. Je pré­fère que ce soit Lous and the Yakuza qui tra­duise, même si elle n’a pas le diplôme, car dans le domaine de l’art, elle sait manier les mots et a vécu la même expé­rience, subi les mêmes dis­cri­mi­na­tions, les mêmes oppressions. »

  1. La col­line que nous gra­vis­sons, d’Amanda Gorman. Éd. Fayard, dis­po­nible le 19 mai.[]
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