La démission de Christophe Girard suite à la mobilisation de militant·es féministes a créé des dissensions au sein du mouvement. Quand des actes ne sont pas condamnables par la justice, faut-il faire tomber des têtes au nom de la morale ?
Les militant·es féministes qui ont manifesté leur colère le 23 juillet devant le parvis de l’Hôtel de Ville, à Paris, en brandissant des pancartes « Bienvenue à Pédoland » et « Girard Démission » ont eu gain de cause : dans la foulée, Christophe Girard annonçait sa démission du poste d’adjoint à la Culture de Paris. L’élu parisien était dans le collimateur des associations féministes depuis que le New York Times avait révélé, en février dernier, sa proximité avérée avec l’écrivain et pédophile autoproclamé Gabriel Matzneff, actuellement sous le coup d’une enquête pour « viols sur mineur ».
Si, dans le cadre de la loi, aucune charge n’a été retenue à l’encontre de Christophe Girard, une enquête de Mediapart publiée le 28 juillet soulève des interrogations sur les motivations réelles de la démission de l’adjoint. En effet, Mediapart révèle que les services de la Ville de Paris ont découvert les 22 et 23 juillet – soit la veille et le jour même de sa démission – trois notes de frais, réglées par la Ville, de repas partagés entre 2016 et 2019 par l’élu et Gabriel Matzneff.
Une démission révélatrice, sur fond de montée d’un débat sur la « cancel culture » au sein même des milieux féministes. Traduit par « culture de l’effacement » en français, ce concept venu des États-Unis est utilisé pour désigner des appels à la disparition de la scène publique envers des personnalités qui n’ont pas été exemplaires.
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Dans de nombreux domaines, pas seulement relatifs aux droits des femmes, des militant·es demandent les démissions de personnes à des postes de pouvoir parce que leurs agissements ou leurs dires sont perçus comme amoraux ou contraires aux valeurs qu’elles sont censées prôner. Boycotts organisés sur Internet, manifestations IRL : la pression de l’opinion se substitue au droit lorsque celui-ci ne peut apporter de réponse juridique à des faits non sanctionnés par la loi. Ce qui est pour l’heure le cas concernant Christophe Girard, dont les liens avec Gabriel Matzneff ne sont a priori pas susceptibles de poursuites judiciaires… Mais qui ne manquent pas d’indigner nombre de féministes.
Bref, le torchon brûle : si certain·es voient dans la cancel culture une nouvelle façon de faire avancer la société pour la débarrasser de ses personnalités problématiques, d’autres s’inquiètent de l’apparition d’une nouvelle forme de censure.
Causette donne la parole à Sandrine Rousseau, économiste, ancienne porte-parole d’Europe Écologie-Les Verts, fondatrice et présidente de l’association Parler, et à Michèle Vianès, présidente de l’ONG Regards de femmes (d'obédience féminisme universaliste). Deux militantes féministes qui ont un avis diamétralement opposé sur le cas Girard et, d’une manière plus générale, sur la cancel culture.
Sandrine Rousseau,
présidente de Parler
Causette : Quel regard portez-vous sur la mobilisation féministe qui a entraîné la démission de Christophe Girard ?
Sandrine Rousseau : Je pense que c’est le signe que quelque chose est en train de changer. Aujourd’hui, les hommes politiques vont être jugés, non seulement selon la manière dont ils gèrent l’argent, mais aussi selon la manière dont ils se comportent dans le cadre des cas de violences sexuelles. Qu’ils soient eux-mêmes agresseurs ou témoins silencieux de ces violences. Et cela, je pense que c’est très intéressant à vivre et à observer, car c’est la première fois que des hommes politiques sont jugés là-dessus.
C’est un tournant extrêmement important. Pour l’instant, on a pris pour quantité négligeable le mouvement des femmes, on a pris ça comme une anecdote, alors que c’est un mouvement social extrêmement profond. Aujourd’hui, l’affaire Christophe Girard nous prouve qu’il faut entendre la révolte qu’a suscitée le fait que cet homme, à qui l’on reproche d’avoir su sans avoir rien dit, soit reconduit au poste d’adjoint à la Culture de Paris.
Si Christophe Girard a été entendu en mars par la police en tant que témoin pour sa proximité avec Gabriel Matzneff, aucune poursuite judiciaire n’a été engagée à son encontre. Bien que son cas pose évidemment question, pensez-vous qu’il est juste de « faire tomber » un homme auquel la justice ne reproche rien ?
S. R. : Évidemment, c’est à la justice de faire son office. Mais il est ici davantage question d’ordre moral et politique que de justice, en réalité. Par ailleurs, puisque vous m’interrogez sur ce point, je rappelle ici qu’on observe encore des dysfonctionnements concernant le traitement judiciaire des violences sexuelles – et c’est ce dont il est question avec l’affaire Matzneff. Les derniers chiffres sur les viols annoncés le 20 juillet à Éric Dupont-Moretti [ministre de la Justice, ndlr] en commission des lois parlent d’eux-mêmes : seulement 1 % des viols et tentatives mènent à une condamnation. Cela peut signifier que 99 % ne mènent à rien.
La démission de Christophe Girard est-elle le symptôme d’un renouveau politique ?
S. R. : C’est surtout le symptôme d’une colère, on ne peut plus faire semblant de penser que le monde n’a pas changé. Le monde a changé avec #MeToo et, finalement, la démission de Christophe Girard en est peut-être le moment le plus flagrant.
En 2016, nous avions réussi à faire démissionner Denis Baupin de la vice-présidence de l’Assemblée nationale [accusé de harcèlement sexuel par quatre élues écologistes]. Hormis ces deux démissions, aujourd’hui, il n’y a pas d’autres cas où des élus ont dû renoncer à leurs fonctions dans le cadre d’affaires de violences sexuelles (ce que nous reprochons à Christophe Girard, c’est qu’il ne pouvait pas ne pas savoir pour Matzneff.)
Par exemple, le cas de Darmanin est typique : loin d’être inquiété, il progresse, il monte en grade, alors même qu’il est sous le coup d’une plainte pour viol. Visiblement, personne ne juge opportun de considérer que la parole de la femme devrait être respectée jusqu’à ce que la justice passe. La question qu’on se pose aujourd’hui c’est : est-ce qu’on peut être un homme politique, est-ce qu’on peut représenter le peuple, si on n’a pas fait un chemin pour assimiler la nécessaire lutte contre les violences sexuelles ?
Les qualités éthiques et morales, qu’elles portent sur l’argent ou les rapports humains, pèsent-elles autant que les compétences politiques ?
S. R : Oui et même plus. Au sens où un homme politique se doit d’être exemplaire dans ses compétences politiques, mais aussi d’être exemplaire sur son rapport aux violences sexuelles. Et ça, c’est vraiment très nouveau. Aujourd’hui, ce qui fait qu’un homme politique peut représenter le peuple, c’est qu’il n’a pas de passé vis-à-vis des violences sexuelles, même de façon indirecte comme Christophe Girard.
Lors du conseil de Paris, le 24 juillet, le préfet de Police, Didier Lallement, a tenu à adresser un « salut républicain » à Christophe Girard, eu égard à ses vingt années passées à la Mairie de Paris. Un hommage devenu une standing ovation tandis que, parmi les réfractaires, l’élue EELV et militante féministe Alice Coffin s’écriait en boucle : « La honte, la honte, la honte. » Fallait-il, selon vous, rendre hommage au bilan de Christophe Girard ?
S. R. : Premièrement, de quoi se mêle le préfet de Paris ? Ensuite, bien sûr que Christophe Girard est un homme de grande valeur, qui a fait beaucoup pour la culture à Paris. Et effectivement, c’est brutal, mais on ne change pas d’époque facilement. Et puis, l’affaire Matzneff est un scandale national. C’est une affaire qui concerne tout le monde. Comment ce type a-t-il pu bénéficier d’autant de complicités, partout dans le monde de la culture ? La culture, c’est précisément le lieu où Matzneff a sévi. Ce qui m’a surtout frappée dans le discours de Christophe Girard, c’est qu’à aucun moment il n’a eu un mot pour la victime de Matzneff [l’écrivain est accusé de viols sur mineur par Vanessa Springora, âgée de 14 ans à l’époque]. Quels sont ces hommes qui n’ont jamais un mot pour les victimes des violences sexuelles ?
Qu’attendiez-vous de Christophe Girard ?
S. R. : Une attitude humble, la reconnaissance d’une forme de responsabilité ou de négligence dans sa relation avec Gabriel Matzneff. D’ailleurs, je pense que les choses auraient pu être différentes si Christophe Girard avait eu un mot à l’égard de la victime.
Michèle Vianès,
présidente de Regards de femmes
Causette : Vous avez publié un communiqué de presse le 26 juillet dans lequel vous dénoncez la démission de Christophe Girard, « victime de la cancel culture et d’un bûcher médiatique ». Pourquoi vous être opposée à sa démission ?Michèle Vianès : Bien évidemment, Regards de femmes condamne et agit contre la pédophilie et contre les violences envers les femmes et les enfants. Dans ce sens, Gabriel Matzneff est largement condamnable. Mais ici, on ne parle pas de l’écrivain, mais bien d’un homme, Christophe Girard, accusé au nom d’une présomption de culpabilité d’avoir rencontré Gabriel Matzneff. On est tout de suite dans la « cancel culture » : on ne critique pas les idées, on ne critique pas les actions, mais on s’attaque à l’être humain. C’est ici que se situe l’excès. Toutes les personnes qui ont, à un moment ou un autre, rencontré Gabriel Matzneff ne sont pas responsables des actes odieux de cet homme. Avec cette chasse aux sorcières animée par un bûcher médiatique, on exige lynchage et sacrifice et on fait de Christophe Girard un bouc émissaire au nom d’une soi-disant moralité.
Certes, d’un point de vue juridique, aucune poursuite n’est engagée à l’encontre de Christophe Girard. Mais si les associations féministes sont montées au créneau, c’est que sa nomination leur pose un énorme problème moral. Car s’il y a bien un lieu pour la morale, n’est-ce pas le champ du politique ?
M. V. : La morale est subjective, alors que les lois sont écrites. Autrement, c’est l’anarchie la plus totale. Au nom de la morale, on juge les personnes en apportant des preuves anecdotiques qui ne suffisent pas, ici, à qualifier Christophe Girard de complice de Gabriel Matzneff. Nous, en tant qu’association, qui nous battons pour que les droits de toutes les femmes soient respectés, on ne peut pas accepter qu’on attaque une personne aussi facilement que cela.
Pourtant, selon une enquête publiée par Mediapart le 27 juillet, les services de la Ville de Paris ont découvert les 22 et 23 juillet, trois repas partagés entre l’adjoint à la culture et Gabriel Matzneff entre 2016 et 2019. Qu’en pensez-vous ?
M. V. : On compare des choses qui n’ont aucun rapport. En quinze ans de mandat, Christophe Girard a dû partager des milliers de repas avec des écrivains. Dans ce contexte, il a réalisé sa mission d’élu. Il en a partagé trois avec Gabriel Matzneff. S’il faut commencer à aller fouiller dans tous les repas réglés par la Ville de Paris, on risque de trouver une ribambelle de personnalités à la moralité contestable. Et ce n’est pas à l’adjoint à la Culture de déterminer qui est un bon écrivain moral et qui ne l’est pas, ou de condamner un homme pour ses actes, aussi odieux soient-ils.
D’une façon générale, la « cancel culture » ne remet-elle pas du sens moral dans ces cercles de pouvoir et ne permet-elle pas de créer une société plus juste ?
M. V. : La « cancel culture » aurait de l’intérêt si elle ne cherchait pas à éliminer et détruire une personne. Qu’on puisse utiliser les réseaux sociaux pour informer des faits et des opinions divergentes, c’est très bien. Mais humilier une personne et décider qu’elle n’a plus sa place est inacceptable. La condamnation des hommes politiques coupables de violences sexistes et sexuelles est indispensable pour un monde plus juste, mais la condamnation au nom d’une morale subjective ne va pas rendre le monde moins lâche. Cette intolérance est au contraire très dangereuse.
Christophe Girard comme Anne Hidalgo, la maire de Paris, se sont tourné·es vers la justice. L’un portant plainte en diffamation, l’autre pour les « graves injures publiques » prononcées contre la Mairie pendant la manifestation du 23 juillet. Qu’en pensez-vous ?
M. V. : On est dans une situation qui oblige ces personnes, pour réagir à ces excès, à être elles-mêmes dans l’obligation de dénoncer devant la justice. On est dans un monde où le débat n’est plus permis.
Pour vous, la démission de Christophe Girard est-elle symptomatique d’un renouveau du jeu politique ?
M. V. : Gabriel Matzneff est passé de plateau télé en plateau télé dans les années 1980, pourtant aucun présentateur n’a été inquiété. Alors que l’élu, lui, est inquiété. On peut même parler de cible et de culture de la haine envers Christophe Girard. Mais si sa démission et l’acharnement médiatique qu’il subit ont pu faire prendre conscience de la dangerosité de la montée de la « cancel culture » et des tribunaux des réseaux sociaux, il en sortira quelque chose de positif.