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Jodi Kantor et megan Twohey, coautrices du récit d'enquête « She Said ». © Fuzheado

« She Said » : com­ment l’enquête sur Weinstein a ren­du le « gen­der jour­na­lism » incontournable

Dans She Said, publié en France ce 29 sep­tembre, les autrices de l’enquête sur Harvey Weinstein racontent les cou­lisses de leur tra­vail. Un monu­men­tal plai­doyer pour le jour­na­lisme d’investigation sur les crimes et les vio­lences sexuelles, puis­sant outil de soro­ri­té et de lutte contre le patriarcat.

Leurs noms ne sont pas très connus en France. Pourtant, ce sont elles qui ont per­mis la chute d’Harvey Weinstein, et, par rico­chet, l’émergence du mou­ve­ment #MeToo. Megan Twohey et Jodi Kantor sont jour­na­listes au New York Times. Dans She Said, ouvrage de 430 pages publié en ver­sion fran­çaise ce 29 sep­tembre, elles racontent leurs trois années d’enquête autour de l’affaire. Un tra­vail sans lequel les mou­ve­ments fémi­nistes n’en seraient pas là aujourd’hui, qui raconte à lui seul l’importance capi­tale du jour­na­lisme d’investigation en matière de crimes et vio­lences sexuelles. Aux États-​Unis, où la pra­tique est née, on l’appelle « gen­der jour­na­lism » (« jour­na­lisme sur le genre »).

Tirer le fil

Pour Megan Twohey et Jodi Kantor, tout part d’un Tweet de Rose Rose McGowan en 2016. L’actrice y insi­nue avoir été vic­time d’un pro­duc­teur connu. On aurait pu en res­ter à cette vague accu­sa­tion. Sauf qu’à l’heure où viennent d’être révé­lées les accu­sa­tions de vio­lences sexuelles per­pé­trées par Donald Trump (notam­ment le fameux enre­gis­tre­ment dans lequel il incite à « attra­per les femmes par la chatte »), où le pré­sen­ta­teur vedette de Fox News Bill O’Reilly est accu­sé de har­cè­le­ment sexuel, les affaires d’agressions sexistes et sexuelles com­mencent à deve­nir « des nou­velles qui méritent d’être impri­mées », comme le dit la devise du New York Times. Cette fois, relate She Said, le jour­nal décide donc que, oui, la piste vaut la peine d’être creusée.

S’ensuit un laby­rinthe de pistes, de rebon­dis­se­ments rocam­bo­lesques ou bou­le­ver­sants, qui raconte le tra­vail de four­mi de Megan Twohey et de Jodi Kantor pour par­ve­nir à éta­blir – ou non – des preuves d’abus sexuels.

On suit les jour­na­listes galé­rer pour récu­pé­rer le numé­ro de Gwyneth Paltrow, dont la car­rière a été lan­cée par Weinstein, pour lui deman­der de par­ler. Se faire embrouiller par une socié­té man­da­tée par le grand mani­tou d’Hollywood pour pro­duire de fausses sources et faus­ser les pistes de l’enquête. Découvrir l’organisation mil­li­mé­trée du pro­duc­teur (qui allait jusqu’à man­da­ter une employée de sa socié­té pour pré­pa­rer puis net­toyer ses chambres d’hôtel – com­mande de pro­duits contre les troubles de l’érection incluse – pour y ren­con­trer des femmes). Se retrou­ver face à Weinstein lui-​même, qui débarque en trombe au New York Times sans avoir pré­ve­nu qui­conque, car il a eu vent de l’enquête. Faire tom­ber une célèbre avo­cate des droits des femmes, dont Megan Twohey et Jodi Kantor découvrent qu’elle aidait en réa­li­té les pré­da­teurs à finan­cer le silence de leurs victimes…

Méthode soro­rale

Au fil de ces inves­ti­ga­tions, on découvre une méthode jour­na­lis­tique soro­rale. Une fois le contact des poten­tielles vic­times trou­vé, là où les méthodes jour­na­listes conven­tion­nelles vou­draient que l’on passe un coup de fil effi­cace et droit au but, Megan Twohey et Jodi Kantor, elles, vont toquer à la porte de ces femmes pour les ren­con­trer de visu. En dou­ceur. À l’avance, elles « pré­parent un dis­cours » et écrivent une lettre de secours « sur du joli papier », à glis­ser dans leur boîte aux lettres en cas d’absence. « Je ne peux pas chan­ger ce qu’il vous est arri­vé par le pas­sé, disent-​elles sou­vent. Mais ensemble, nous pour­rions uti­li­ser votre expé­rience pour pro­té­ger d’autres femmes. » Les mots ont été soi­gneu­se­ment pesés et sou­pe­sés par l’équipe du New York Times.

Puis elles prennent le temps. S’il faut aller jusqu’au Royaume-​Uni ou pas­ser des heures à par­ler, elles le font, loin du timing effré­né des news­rooms (les salles de rédac­tion qui traitent l’actualité brû­lante). S’il faut échan­ger des SMS le soir, la nuit, pour assu­rer aux femmes que leur témoi­gnage sera repro­duit avec une éthique irré­pro­chable, elles le font avec d’autant plus d’attention. Le gen­der jour­na­lism impose un exer­cice d’écriture par­ti­cu­lier. Il faut veiller à ne pas jeter les pro­jec­teurs sur cer­taines vic­times connues, qui ne veulent pas subir un scan­dale décu­plé du fait de leur célé­bri­té. Mais, sou­lignent Megan Twohey et Jodi Kantor, il faut aus­si don­ner du poids à la parole de ces femmes, dont l’histoire compte et ne doit pas être diluée dans un simple article offen­sif contre Weinstein.

C’est ain­si, détaillent-​elles, en pous­sant la démarche jour­na­lis­tique jusqu’au bout, ses ques­tion­ne­ments et ses pré­cau­tions, qu’elles par­viennent à mettre en confiance et faire par­ler les femmes vic­times de vio­lences sexuelles.

Sociologie du crime sexiste

Le livre n’aborde pas que l’enquête sur Harvey Weinstein. Plusieurs cha­pitres de fin sont consa­crés au récit de Christine Blasey Ford, pro­fes­seure d’université cali­for­nienne qui a révé­lé avoir été vic­time, au lycée, d’une ten­ta­tive de viol par Brett Kavanaugh, alors sur le point d’être nom­mé juge à la Cour suprême. Elle est la pre­mière vic­time d’agression sexuelle aux États-​Unis à avoir témoi­gné ouver­te­ment – sans filtre média­tique, devant le Sénat amé­ri­cain. Megan Twohey et Jodi Kantor racontent alors ce qui a mené cette femme à par­ler. Ses moti­va­tions mais, sur­tout, ses freins. En quoi sa prise de parole – jugée fébrile et peu cré­dible par une bonne par­tie de l’opinion publique – pou­vait être une menace pour le mou­ve­ment #MeToo.

She Said aurait pu n’être (et c’était déjà pas mal) qu’un résu­mé de la méthode d’enquête de Megan Twohey et de Jodi Kantor. Mais par cette ouver­ture finale, le livre prend une tout autre enver­gure. Il inter­roge la manière de recueillir la parole des vic­times. Ce que nous apprend She Said, c’est qu’elle doit se fon­der sur une plon­gée en pro­fon­deur dans chaque milieu, pour com­prendre la « socio­lo­gie par­ti­cu­lière » du crime sexiste.

C’est pour ça que, pen­dant que le duo détri­co­tait l’affaire Weinstein, leurs consœurs du New York Times ont inves­ti­gué d’autres sec­teurs. Megan Twohey et Jodi Kantor en résument les enquêtes : « Dans la res­tau­ra­tion, l’alcool était omni­pré­sent sur le lieu de tra­vail, brouillant le juge­ment et levant les inhi­bi­tions, et les mana­gers répu­gnaient sou­vent à mettre en faute les clients qui avaient dépas­sé les limites. La Silicon Valley était pleine de jeunes hommes deve­nus riches du jour au len­de­main qui ne se sen­taient rede­vables de per­sonne. Sur les chan­tiers navals, les chan­tiers de construc­tion et d’autres lieux de tra­vail tra­di­tion­nel­le­ment mas­cu­lins, les hommes essayaient par­fois d’exclure les femmes en les met­tant phy­si­que­ment en dan­ger. Chira [une jour­na­liste du New York Times, ndlr] avait enten­du par­ler d’une femme qui avait été lais­sée au fond de la mine, sans moyen de com­mu­ni­ca­tion, et une autre qui avait été oubliée en haut d’une éolienne. »

Sans gen­der jour­na­lism, com­ment le savoir ? Et com­ment enga­ger le chan­ge­ment ?
L’ouvrage de Megan Twohey et de Jodi Kantor nous apprend que c’est en pre­nant les pistes de crimes sexuels au sérieux, en éta­blis­sant les faits, grâce à une méthode res­pec­tueuse, sur le long terme, que l’on peut faire bou­ger les choses. L’une de leurs phrases (elles ana­lysent le mou­ve­ment #MeToo) résume l’exercice : « Dans le monde du jour­na­lisme, écrivent-​elles, l’article était le but, le résul­tat, le pro­duit final. Mais dans le monde en géné­ral, l’émergence de nou­velles infor­ma­tions n’était que le début – de conver­sa­tions, d’actes, de changements. »

Aux États-​Unis, gen­der edi­tor est désor­mais un pro­fil jour­na­lis­tique à part entière. La pre­mière, Jessica Bennett, du New York Times, fut offi­ciel­le­ment nom­mée ain­si en 2017. En France, Le Monde est le pre­mier jour­nal à avoir ouvert une uni­té d’enquête sur les fémi­ni­cides. Le fruit de son tra­vail a été publié en 2020. Il a été cou­ron­né par le Visa d’or de l’information numé­rique, un prix jour­na­lis­tique d’investigation, et d’être salué par la sélec­tion du prix Albert Londres, la plus pres­ti­gieuse ins­ti­tu­tion jour­na­lis­tique en France. La voie est ouverte. 

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She Said, de Megan Twohey et Jodi Kantor. Traduit de l’anglais (États-​Unis) par Danielle Lafarge. Éd. Alisio, 430 pages, 24 euros.
© Éd. Alisio

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