clay banks
© Clay Banks

Océan : « Rejoignons les rangs ser­rés de celles dont la voix est tou­jours bâillonnée »

Laissez-​moi vous racon­ter une his­toire… Le 28 février 1890, alors qu’une grande famille bour­geoise pari­sienne connue pour sa culture et sa pro­mo­tion des arts dans le monde entier fêtait, comme tous les ans, l’anniversaire de son père fon­da­teur, un scan­dale eut lieu.
Alors même que la pièce mon­tée, ornée de feuilles d’or et de bou­gies, était offerte au maître de mai­son dans un silence ému et res­pec­tueux, l’une des filles de cette grande famille – la plus belle et la plus pro­met­teuse – avait sou­dai­ne­ment quit­té la fête, en criant « la honte ! », avant de pas­ser la porte.
Par ce geste scan­da­leux, elle révé­lait les abus du patriarche, sa fâcheuse ten­dance à être là à la sor­tie du bain des petites filles de sa famille et à les sécher « à sa façon » ; abus connus de tous mais tou­jours pas­sés sous silence, puisqu’il avait sur­vé­cu à la guerre, les tor­tures et la famine pen­dant la guerre contre la Prusse et n’avait eu de cesse, depuis, d’écrire les livres les plus fins et de com­po­ser les opé­ras les plus modernes.
Rapidement, l’histoire se pro­page, d’abord dans les autres domaines de la région, puis très vite dans toute la France et, fina­le­ment, le monde entier. Les grandes femmes dans tout le pays, elles aus­si ­vic­times de divers papys ou ton­tons, tremblent de fer­veur, envoient des lettres de sou­tien, se lèvent aus­si de table à leurs propres repas de chasse à courre.
Qu’en est-​il des femmes « de cou­leur », comme on disait à l’époque, comme si le blanc n’en était pas une ? La seule femme noire qui eut la parole, à cette grande fête d’anniversaire, n’est, elle, pas par­tie. Elle fit plu­tôt un dis­cours qui mit mal à l’aise l’oncle reve­nu d’Inde et d’Amérique avec une immense for­tune, lui rap­pe­lant que son amour pour les colo­nies n’était peut-​être pas si pur. Elle gar­da le sou­rire, quoique figé et dou­lou­reux devant si peu de sou­tien, et dit : « Nous sommes encore des mil­liers qui méri­tons notre place ici. » Cette femme cou­ra­geuse n’est pas par­tie parce que le simple fait d’être de la fête ne put s’obtenir que grâce à une lutte sans relâche et à l’obligation de jus­te­ment res­ter assise et conti­nuer à sou­rire même quand on l’humiliait.
Bizarrement, les femmes écri­vaines, qui furent ensuite soli­daires de la jeune héroïne, ne prirent pas la peine de par­ler de la femme noire… 
Quant aux bonnes, aux ouvrières, celles qui tra­vaillent aux champs et à l’usine et ne mangent pas chaque jour : où étaient-​elles ? À la porte des châ­teaux, der­rière les grilles, éton­nées de voir l’infante par­tir quand elles aime­raient seule­ment y entrer. Grondant de colère, bru­ta­li­sées par les gardes du châ­teau, fai­sant trem­bler le sol, prêtes à tout arra­cher à mains nues, rêvant d’écrabouiller la tête de Papy dans sa pièce mon­tée. La femme de cou­leur, une fois son dis­cours fini, ne tar­da d’ailleurs pas à les rejoindre, bien consciente que c’est toutes ensemble seule­ment que la révo­lu­tion arri­ve­rait.
Saluons, bien sûr, le cou­rage de par­tir. Mais saluons éga­le­ment celui de res­ter, et sur­tout, quand on a la chance de pou­voir faire l’un ou l’autre, rejoi­gnons les rangs ser­rés de celles dont la voix est tou­jours bâillon­née, mais qui ont la force du nombre et sau­ront, mieux que qui­conque, mettre feu au châ­teau : ce sont elles qui fabriquent les allu­mettes et savent où le foin est caché

Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.