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Un cortège d'agriculteur·rices bloque la route M6 près de Lyon pour dénoncer leurs conditions de vie le 24 janvier dernier. © JEFF PACHOUD / AFP)

“Il vou­lait ache­ter une corde” : les “sen­ti­nelles” du monde pay­san racontent la détresse agri­cole à la veille de l’ouverture du Salon de l’agriculture

Suicides, endet­te­ment mas­sif, vio­lences : en Bourgogne, l’une des régions les plus rurales de France, les béné­voles et travailleur·euses sociaux·ales venant en aide aux pay­sans témoignent d’une “explo­sion de la détresse agri­cole”, aux échos sou­vent silencieux.

“Parfois, c’est affreux.” Gabriel Laloux, béné­vole à l’association d’entraide Solidarité Paysans (SP), se sou­vient par exemple de cette “veuve seule avec sa fille han­di­ca­pée”. “Elle avait tout lais­sé depuis trois ans. Elle n’ouvrait même plus le cour­rier. Une fuite d’eau cou­lait depuis des années…”, raconte ce fils d’agriculteurs de 67 ans.

“Tout lais­sé”, comme cet agri­cul­teur qui, lui non plus, “n’ouvrait plus le cour­rier et ne savait même pas qu’on avait pro­non­cé sa liqui­da­tion”, se remé­more Philippe Lapray, méde­cin à la retraite et éga­le­ment béné­vole chez SP. “Il l’a com­pris quand il est allé faire des achats pour ses enfants : sa carte a été refu­sée. Il disait qu’il n’avait plus qu’une chose à faire : ache­ter une corde. Philippe Lapray se dit alors que “le sui­cide ne s’annonce pas”. “Mais ce n’est pas tou­jours le cas”. Le pay­san en ques­tion, pris en main, n’est pas pas­sé à l’acte. Mais en France, un agri­cul­teur se tue tous les deux jours, selon une étude sur ce sujet, réa­li­sée en 2017 par Santé publique France.

Selon les der­niers rele­vés du Système natio­nal des don­nées de san­té (SNDS), valable pour la période 2017–2021, la mor­ta­li­té par sui­cide des agriculteur·rices est supé­rieure de 30,9 % aux autres actif·ives. “Oui, il y a des ten­dances sui­ci­daires”, confirme Philippe Lapray. “Quand on leur demande com­ment ça va, ils répondent : ‘ça fait vingt ans que je ne dors pas… Je prends des com­pri­més’… Un pay­san m’a dit : ‘Je ferais mieux de dis­pa­raître’”. ‘Vous êtes sûr que vous irez mieux après ?”, je lui ai répondu.”

"Seul"

Philippe Lapray n’est jamais arri­vé “trop tard” sur une ferme. Les sui­cides connus en Bourgogne – il n’existe pas de chiffres à ce sujet – ont tou­ché des paysan·nes qui n’étaient pas accompagné·es par les nombreux·euses intervenant·es du mal-​être agri­cole : les asso­cia­tions, les ser­vices d’accompagnement des Chambres d’agriculture et la Mutualité sociale agri­cole (MSA, la Sécurité sociale des pay­sans), qui offre des aides mul­tiples, notam­ment un sui­vi psychologique.

“Les sui­cides, on ne les sait pas”, lâche Céline Rathier, éle­veuse deve­nue “sen­ti­nelle” de la MSA. Les “sen­ti­nelles”, vigies du monde agri­cole, sont des actif·ives ou retraité·es chargé·es d’alerter les ser­vices com­pé­tents s’ils·elles repèrent de pre­miers signaux qui pour­raient mener à des sui­cides. “Dans ma com­mune voi­sine, un agri­cul­teur s’est sui­ci­dé. Je ne savais pas qu’il avait un pro­blème. Je me suis dit : ‘t’as lou­pé’. Mais com­ment j’aurais pu savoir ?” dit-​elle, impuis­sante. Le tra­vail de repé­rage est d’autant plus dif­fi­cile que l’agriculteur a ten­dance à faire “la poli­tique de l’autruche”, recon­naît une tra­vailleuse sociale de la MSA sous cou­vert d’anonymat. “Ça va pas­ser, ils disent toujours.”

Céline Rathier confie être deve­nue “sen­ti­nelle”, pous­sée par le cas de cet ami qui, un soir, lui avait envoyé une pho­to, “le canon du fusil sous le men­ton”. “On a débar­qué chez lui. Il avait repo­sé le fusil. Il était tout trem­blant.” L’ami n’était pas agri­cul­teur, mais le besoin est alors né chez l’éleveuse de vou­loir “sau­ver des gens”.

C’est ce qu’elle a fait “une fois” depuis un an qu’elle est “sen­ti­nelle”. Un sala­rié agri­cole qu’elle employait occa­sion­nel­le­ment “était de plus en plus noir”, se souvient-​elle. “Et il me dit : ‘Heureusement que t’es là, sinon, il y a long­temps que j’aurais pas­sé l’arme à gauche’. “Je lui ai deman­dé si je pou­vais le réfé­rer [aux ser­vices d’aide de la MSA, ndlr]. Il m’a dit oui. Maintenant, il est sui­vi.” “Il était seul”, résume Céline Rathier pour expli­quer ses ten­dances suicidaires.

La soli­tude, c’est aus­si ce que pointe la tra­vailleuse sociale de la MSA. “Avec la baisse du nombre d’exploitations, le voi­sin est par­ti en retraite et on se retrouve sou­vent seul avec ses vaches. Il n’y a plus d’échanges, plus de rela­tion­nel et plus d’entraide”, explique-​t-​elle. Sans aller jusqu’au sui­cide, la vio­lence, quand elle n’est pas tour­née sur soi, se dirige vers l’autre.[Un mon­sieur] disait avoir sept balles : une pour le pré­sident de la coopé­ra­tive, de la Fédération, de…”, raconte Jean Duclaux, l’unique sala­rié de Solidarité Paysans en Bourgogne.

"Parfois, on n'y arrive pas"

Et cette “détresse agri­cole” connaît “une véri­table explo­sion”, aver­tit Marc Grozellier, pré­sident de SP en Bourgogne. Selon une étude publiée en 2019 par Santé publique France, la dépres­sion touche 13,6 % des hommes et 19,1 % des femmes exploitant·es agri­coles, contre 6,4 % des hommes et 13 % des femmes selon la moyenne natio­nale. En Bourgogne, de 2021 à 2023, le nombre de dos­siers sui­vis par les qua­rannte béné­voles de SP a presque dou­blé (de 39 à 74), en rai­son prin­ci­pa­le­ment de l’endettement mas­sif dont souffrent les cam­pagnes, sou­lignent les aidant·es.

“Je ne savais pas que c’était à ce point-​là”, sou­ligne Jean Duclaux, pour­tant fils d’un agri­cul­teur qui a eu, lui aus­si, son lot de dif­fi­cul­tés. Ça peut atteindre le mil­lion !” “Il y a tel­le­ment de pro­blèmes d’argent que, par­fois, on a du mal à deman­der les 20 euros de coti­sa­tion” à Solidarité Paysans, seule contri­bu­tion récla­mée par l’association lors d’une inter­ven­tion, résume Gabriel Laloux.

“Un cas m’a réveillé plu­sieurs nuits”, témoigne Thierry Mijieux, éga­le­ment béné­vole aidant. “Une famille ne pou­vait plus payer le loyer de son loge­ment. Ils vivaient donc dans une cara­vane avec les enfants. Ils étaient inter­dits de ché­quier. Le pro­prié­taire récla­mait les loyers des terres en fer­mage. Et, à notre pre­mier rendez-​vous, le cou­rant a été cou­pé. Ils n’avaient pas payé. Ça fait mal aux tripes. L’exploitation a été liqui­dée et, aujourd’hui, l’ancien agri­cul­teur est deve­nu can­ton­nier. “On ne peut pas sau­ver tout le monde”, recon­naît Jean Duclaux. “Parfois, on n’y arrive pas.”

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