Rosemary et Ehi, Nigériannes exi­lées, racontent une France douce-amère

Rosemary et Ehi sont ce qu’on appelle com­mu­né­ment des « migrantes ». Elles viennent d’un pays où la mixi­té sociale, les soins, la liber­té d’assumer sa fémi­ni­té et même l’électricité ne vont pas de soi. Pour s’en sor­tir, elles ont dû par­tir. Et s’adapter à un nou­veau quo­ti­dien, en France.

AM37104
Rosemary a 29 ans, Ehi, 37. © Marie Rouge pour Causette

Pour nous, rien de plus ordi­naire. Un café pari­sien, pas des plus chics ni des plus sélects, un bis­trot tout simple, juste joli, chauf­fé, éclai­ré, agréable en cette fin d’automne. Le ser­veur leur a appor­té un cho­co­lat chaud et un thé, musique douce en fond sonore. Pour elles, c’est un autre monde. Un monde qui n’existe pas là d’où elles viennent : le Nigeria. Ehi et Rose- mary ont 37 et 29 ans. Elles font par­tie de ces êtres humains que l’on range faci- lement dans la caté­go­rie fourre-​tout des « migrants ». La pre­mière est arri­vée en France le 18 mai 2016 – elle donne la date exacte. La seconde en novembre 2013, il y a cinq ans. Toutes deux sont en règle avec la légis­la­tion sur le séjour des étrangers.

Ce monde qui n’existe pas chez elles, c’est ce simple café. Ce qui les frappe le plus, ce qui, à leurs yeux, consti­tue l’un des plus grands chan­ge­ments par rap- port à leur vie d’avant – et on n’y aurait pas pen­sé sans elles –, c’est la mixi­té sociale. Bien sûr, il y a mille et une autres choses, mais ce dont elles parlent en pre­mier, c’est le mélange des genres en un seul endroit. « Un lieu comme ça, où tu trouves des gens qui, sans doute, ont beau- coup d’argent, et des pauvres comme nous, n’existe pas au Nigeria, confie Rosemary. Un endroit où tu es trai­té de la même façon par le ser­veur que tu sois riche ou pas, où tu paies la même chose, où tu peux t’asseoir sur les mêmes chaises, c’est impos­sible à ima­gi­ner. » Ehi acquiesce : « C’est une chose qui m’a beau­coup frap­pée au début à Paris. »

La mort de très près

Là-​bas, disent-​elles, les riches sont par­tout mieux trai­tés. Ici aus­si, non ? se permet- on de deman­der. Elles s’agacent. « Non, pas du tout ! reprend Ehi. Le passe Navigo, c’est le même pour tout le monde. Quand tu vas chez le méde­cin, tu ne vas pas pou­voir dou­bler ceux qui attendent parce que tu as plus d’argent. La bou­lan­ge­rie, c’est la même, le maga­sin pour les courses, pareil. Ceux qui sont riches pour­ront ache­ter plus d’affaires, mais ils feront la queue avec moi. Là-​bas, on ne fré­quen­te­rait jamais les mêmes maga­sins. Il y en a pour les pauvres, d’autres pour les riches, jamais pour les deux. » Elles ont aus­si décou­vert l’hôpital public et, là, leur dis­cours se trans­forme en plai­doyer pour le sys­tème de san­té à la fran­çaise : « Tu es malade ou bles­sée, tu arrives à l’hôpital, per­sonne ne te demande com­bien tu as sur ton compte en banque. On te soigne. On te res­pecte. Chez nous, si tu n’as pas d’argent, tu meurs, un point c’est tout. »

Toutes deux ont fui le Nigeria par la route, tra­ver­sé le désert, au Niger et en Libye, subi des outrages dont elles ne par­le­ront pas, se sont endet­tées, ont fran­chi la Méditerranée sur des embar­ca­tions de for­tune, ont vu la mort de très (très) près. Arrivées en France, elles se sont débrouillées, ont trou­vé de l’aide auprès d’associations et de béné­voles, ont obte­nu des papiers, pro­vi­soires certes, mais des papiers. Avant cela, elles ont décou­vert la pas­sion fran­çaise pour les formali- tés, que raille Camille dans sa chan­son La France : « La Chine excelle dans le tex- tile /​La Thaïlande, dans les grains de riz /​Le Japon fait des auto­mo­biles /​Et les US, du R’n’B /​La Suisse attire les comptes en banque /​Les Anglais ont un humour exquis /​ Le Nicaragua pro­duit la cocaïne, et la revend au meilleur prix /​La France, la France, des pho­to­co­pies, la France, la France, des photocopies… »

AM36775

On demande à un tra­vailleur social qui accom­pagne des femmes et des hommes venus d’ailleurs ce qui les frappe le plus quand ils ou elles arrivent en France. « Les papiers, confirme-​t-​il. Les for­mu­laires à rem­plir. La France aime les papiers. Les docu­ments, l’administration s’en fout qu’on te les ait volés, que tu les aies per­dus, qu’ils soient faux, il faut des papiers, et encore des papiers. Les pho­to­co­pies cer­ti­fiées conformes, ça les tue ! Ça n’existe pas chez eux ! » Une autre tra­vailleuse sociale remarque par ailleurs qu’ils expriment très rare­ment un mal du pays. « Ces gens ne parlent pas du pays en lui-​même, mais de ceux qu’ils ont lais­sés der­rière eux. Cette dis­tance, le fait de les avoir quit­tés leur fait mal. Ils n’évoquent pas tel­le­ment des ambiances, des pay­sages, ils ne parlent pas de la beau­té qui devait bien les entou­rer d’une façon ou d’une autre. Seulement de la famille proche, d’abord, et des amis. » C’est sans doute l’une des grandes dif­fé­rences entre les « migrants » et les expa­triés. « Les expats ont choi­si de chan­ger de vie, nuance-​t-​elle. Eux ont juste choi­si de sur­vivre, ce qui pas­sait for­cé­ment par un ailleurs. Parce qu’ils avaient trop faim ; ou un enfant à nour­rir lais­sé en par­tant ; ou qu’on vou­lait les for­cer à se marier. »

Des chan­ge­ments quotidiens

Rosemary est tom­bée dans un piège. Une dame appar­te­nant à un réseau de pas­seurs lui a fait croire qu’en France elle serait cui­si­nière (elle adore cui­si­ner). La véri­té a été bien moins rose. Ehi, entou­rée de neuf frères et sœurs, est par­tie à la mort de son père. « Ça a été très dur finan­ciè­re­ment pour nous, et j’ai com­pris que je ne pour­rais jamais m’en sor­tir au Nigeria. Or si tu ne t’en sors pas en Afrique, per­sonne ne te regarde. Quelle aide vas-​tu rece­voir des autres ? De l’État ? Rien du tout. » Ici, le lieu com­mun veut que les Français des villes soient indi­vi­dua­listes, égoïstes, nom­bri­listes. Elles qui vivent à Paris louent, au contraire, « les impôts des riches qui servent à aider les autres, les aides que tu peux recevoir ».

Depuis leur arri­vée, leur vie n’a été ryth­mée que par des chan­ge­ments, néces­saires et quo­ti­diens. « Je suis stu­pé­fait, admi­ra­tif de leur capa­ci­té à s’adapter, confie le tra­vailleur social. Je n’ai pas la moindre idée de com­ment je m’en sor­ti­rais à leur place. » On le leur dit, elles en rient. Ehi réplique : « C’est là-​bas que la vie est dure. Bien sûr qu’ici ce n’est pas facile tous les jours, mais ça n’a rien à voir. » La nour­ri­ture de leur pays leur manque. Elles par­viennent à en trou­ver dans des maga­sins spé­cia­li­sés ou sur des mar­chés. Elle coûte bien plus cher, mais elles ne sau­raient s’en pas­ser. Rosemary aime aus­si les soupes et les sand­wichs de toutes sortes qu’elle a décou­verts ici. Ehi regrette de ne pas arri­ver à aimer la baguette : « Ça m’empêche de me sen­tir vrai­ment française ! »

AM36956

La plu­part de ces femmes n’en reviennent pas que les Français dépensent autant d’argent pour nour­rir leurs ani­maux domes­tiques, elles qui comptent chaque sou. Ehi et Rosemary s’en sortent comme elles peuvent, font par­fois des ménages et aime­raient tra­vailler dans l’aide à la per­sonne, notam­ment auprès d’enfants ou de per­sonnes âgées. Leurs proches leur manquent, mais elles arrivent à com­mu­ni­quer tant bien que mal, grâce aux télé­phones por­tables et aux réseaux Wi-​Fi gra­tuits qu’elles captent dans Paris. Rosemary pré­cise : « Eux, sur place, ils payent, alors tu conviens d’un moment, et tu appelles cinq minutes maxi­mum. C’est sûr que ça change des dis­cus­sions nor­males que tu peux avoir avec ta famille. »

“Un bon présage”

Il a fal­lu, et il faut encore apprendre une nou­velle langue, le fran­çais. Affronter le racisme qu’elles dénoncent, notam­ment lors de rendez-​vous admi­nis­tra­tifs. Elles ont été cho­quées, comme beau­coup d’entre elles, par l’absence d’une « soli­da­ri­té » qu’elles ima­gi­naient évi­dente, natu­relle, entre per­sonnes noires de peau des deux côtés de l’Hygiaphone. Il a fal­lu se faire au cli­mat pari­sien, qu’elles aiment fina­le­ment. Ehi appré­cie les quatre sai­sons quand, au Nigeria, elle n’en comp­tait que deux, la sai­son sèche et celle des pluies. L’hiver der­nier, elles ont vu tom­ber la neige pour la pre­mière fois de leur vie. Rosemary est des­cen­due dans la rue pour la tou­cher et en man­ger, « je ne sais tou­jours pas com­ment c’est pos­sible qu’elle tombe comme ça du ciel. Je trouve cela tel­le­ment beau que, pour moi, c’est deve­nu un bon pré­sage. Quand il neige, quelque chose de beau va se produire ».

Une jeune Nigériane qu’elles connaissent leur a dit qu’ici ce qu’elle aimait le plus, c’était d’avoir le droit de jouer au bal­lon. Comme elle, Ehi et Rosemary, qui ne viennent pas de Lagos, la plus grande ville du pays, mais d’une région bien plus rurale, adorent pou­voir assu­mer leur fémi­ni­té, s’habiller comme elles l’entendent, por­ter des jupes, des talons, se maquiller sans que nul n’y trouve à redire. Et puis il y a quelque chose qu’elles adorent par- des­sus tout, qu’elles n’imaginaient même pas pos­sible : la lumière. On parle de celle qui illu­mine la ville le soir ou à la nuit tom­bée. Qui enva­hit, au gré des lampes qui s’allument, le café où nous par­lons alors qu’il est déjà tard, qui éclaire les trot­toirs, les bou­tiques, les arrêts de bus, les immeubles… Là où elles vivaient avant, elles pou­vaient pas­ser des jours, par­fois une semaine entière sans élec­tri­ci­té, du fait des cou­pures inces­santes. La vie en était ren­due insup­por­table. « Ici, dit en sou­riant Ehi, ça n’arrive jamais. C’est de la magie. Tout brille. Je crois que je n’ai jamais vu l’obscurité depuis que je suis en France. »

Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.