« Ce mois-ci, Fiston fête ses 18 ans. J’ai organisé, pour l’occasion, un repas de famille réunissant toutes les générations. J’ai cuisiné végan pour faire plaisir aux jeunes, ce qui a le don d’exaspérer tonton Roger, ardent défenseur de la côte de bœuf, et mon neveu Loulou, 6 ans, qui a une passion dévorante pour les saucisses. Pour l’alcool, je fais l’unanimité moins Loulou, avec un petit punch dont j’ai le secret pour détendre les ambiances familiales.
En passant à table, j’ai gagné mon pari, l’assemblée est joyeuse et détendue.
Je m’apprête à servir le velouté de citrouille au lait de coco et coriandre, quand Fiston se lève et fait tinter sa fourchette contre son verre. Tata Josiane lui demande en ricanant s’il va faire la prière. Tous les regards se tournent vers lui et mon estomac se tord.
Viol ? Inceste ? Entrée dans les ordres ? Quel cadavre va-t-il sortir du placard ?
Devant la famille plus alléchée par le suspense que par mon velouté, il lâche en fixant la nappe : « Voilà, je profite que vous soyez tous réunis pour faire d’une seule pierre plein de ricochets : je suis homosexuel. »
Mon estomac et toute la famille se détendent, soulagés de ne rien apprendre de nouveau. À part tonton Roger, qui lâche un grognement d’animal blessé aussitôt couvert par la jeune cousine Lola et son amoureuse qui entonnent joyeusement : « Il est des nô-ô-tres… ». Tout le monde tape dans les mains, puis se rassoit pour tremper sa cuillère dans le velouté. Mais tonton Roger a le punch coléreux, il quitte la table, bousculant
Loulou, qui hurle de sa voix stridente : « Tu vois, Maman, tonton Roger, il aime pas les pédés ! » Son père le bâillonne, mais le mal est fait et Fiston se sent obligé de retapoter son verre et d’expliquer doctement à Loulou, devant la famille affamée, que tonton Roger est sûrement parti se laver les mains, parce qu’il faut toujours se laver les mains avant de passer à table, tout comme il faut toujours faire attention aux mots qu’on emploie. Lola, par exemple, n’est pas gouine mais lesbienne, sa copine n’est pas black mais noire. Il ajoute que c’est à cause de la société cis blanche, patriarcale, dans laquelle nous baignons, que nous avons tous et toutes un langage homophobe sans le savoir. Et raciste aussi. Loulou tente alors un « Tonton Roger, il dit que… », mais son père l’entraîne fermement vers la balançoire du jardin.
Un brin vexée à cause de mon velouté maintenant tiédasse, je ne peux m’empêcher de rajouter mon grain de sel et dire à Fiston qu’on parlera de nos sexualités à un autre moment, parce que si je commence à raconter la mienne, je peux achever tonton Roger d’une crise cardiaque, et de lui rappeler qu’il n’était même pas né quand j’ai participé à la première gay pride, et que c’est Tata Josiane, il y a bien longtemps, qui m’a fait lire Angela Davis, et que j’ai encore mon badge « Touche pas à mon pote »… Là, j’ai croisé les yeux revolver de ma mère et sa main qui faisait coin-coin à l’autre bout de la table, alors je suis vite partie faire réchauffer le velouté pendant que Loulou et tonton Roger reprenaient leur place en se fusillant du regard.»