Féminicides : com­ment expli­quer l’indicible aux enfants ?

90 femmes ont été tuées en 2020 sous les coups de leurs com­pa­gnons ou ex-​compagnons. Par rico­chet, ce sont des orphe­lins, des cousin·es qui se retrouvent éga­le­ment vic­times de ces fémi­ni­cides et sont plus ou moins accompagné.es. Mais ces enfants ont aus­si des copines et copains d’école, qui subissent sans par­fois com­prendre ce qui se passe. 

« Comment abor­der le sujet du fémi­ni­cide avec mes enfants ? Comment leur expli­quer l’inexplicable ? » Dans un mail envoyé à la rédac­tion de Causette début mars, Amandine, mère de famille lyon­naise de 33 ans, s’interroge sur la façon d’aborder les fémi­ni­cides avec ses deux enfants âgés de 6 et 8 ans. Une ques­tion qui s’est posée après qu’un de leur cama­rade d’école a per­du sa mère, tuée par son père dans la nuit du jeu­di 4 mars 2021. « Nous avons appris le meurtre de cette femme dans la presse, puis nous avons reçu un mail du direc­teur d’école pour nous expli­quer qu’une cel­lule d’urgence médico-​psychologique allait être mise en place pour l’enseignante, les élèves de la classe et les enfants qui en font la demande », sou­ligne Amandine. La mère de famille s’attend donc à ce que ses enfants rentrent de l’école le lun­di sui­vant avec des dizaines de ques­tions. Mais il n’en fut rien. « J’ai ten­té de les son­der mais il semble que fina­le­ment ils n’en n’aient pas enten­du par­ler dans la cour et la cel­lule d’urgence a fina­le­ment été réser­vée à la classe du petit gar­çon qui, lui, n’est pas retour­né à l’école. »

Si les ques­tions ne sont donc fina­le­ment pas arri­vées, Amandine res­sort tout de même dému­nie de cette expé­rience : quelle réponse aurait-​elle pu appor­ter ? « On parle de tout à la mai­son, il n’y a aucun tabou, assure la jeune femme. On a par­lé de la mort de Samuel Paty en octobre et de l’importance de la liber­té d’expression mais là, il m’a sem­blé trop com­pli­qué d’expliquer à mes enfants qu’un père a tué une mère. Je sens qu’en tant que parent, j’atteins mes limites et que je n’ai pas de réponses. » Pourtant, la mère de famille est bien déci­dée à par­ler des fémi­ni­cides à ses deux enfants. « C’est un sujet auquel je suis par­ti­cu­liè­re­ment sen­sible, soutient-​elle. Je croi­sais par­fois cette mère de famille devant l’école. Aujourd’hui, c’est impor­tant d’en par­ler parce qu’on ne peut plus pas­ser à côté. »

Utiliser des mots simples 

Face aux ques­tions de cette mère, les professionnel·les de l’accompagnement psy­cho­lo­gique semblent avoir pour l’heure peu de réponses à appor­ter au vu de nos nom­breuses demandes d’interview res­tées lettres mortes. Pour Karen Sadlier, psy­cho­logue qui accom­pagne des enfants vic­times de vio­lences conju­gales, tout dépend déjà du contexte fami­lial. « Si l’enfant vit dans un contexte de vio­lences conju­gales ou connait un proche qui vit dans ce contexte, il est urgent d’en par­ler pour qu’il com­prenne que ce n’est pas nor­mal, sou­tient la psy­cho­logue. Mais si l’enfant ne vit pas dans un envi­ron­ne­ment de vio­lences, il peut être pré­fé­rable d’attendre qu’il vienne avec ses propres inter­ro­ga­tions. » Un avis que par­tage éga­le­ment Chloé Duchemin, psy­cho­logue cli­ni­cienne auprès d’enfants et d’adolescents. « C’est com­pli­qué de leur par­ler clai­re­ment du mot “fémi­ni­cide” car ce n’est pas un terme adap­té à l’enfance et à leur déve­lop­pe­ment. Cela dépend aus­si de l’âge car, pour des jeunes enfants, ce serait poten­tiel­le­ment angois­sant de parler. » 

Lorsque les enfants mani­festent le besoin d’en dis­cu­ter, Karen Sadlier conseille, pre­miè­re­ment, de décou­vrir ce qu’ils savent pré­ci­sé­ment sur ce fémi­ni­cide. « C’est impor­tant car les enfants peuvent se faire des scé­na­rios ima­gi­nés qui sont par­fois très dif­fé­rents de la réa­li­té. Il faut donc réta­blir la véri­té afin de ne pas les lais­ser avec des images, des pen­sées et des émo­tions ter­ri­fiantes pour eux. » A par­tir de là, il ne faut pas hési­ter à nom­mer ces vio­lences extrêmes de manière simple pour mettre des mots sur ce qu’il s’est pas­sé. « On peut dire à l’enfant : “j’ai com­pris que dans ton école il y a un petit enfant dont le père a tué la mère, et que main­te­nant ce petit gar­çon n’est plus dans l’école. Il est dans une autre famille pour le moment jusqu’à ce qu’on décide quel est le meilleur endroit pour lui.” On peut ensuite lui expli­quer tou­jours sim­ple­ment que c’est grave ce qu’il s’est pas­sé, que c’est inter­dit par la loi et que même si la maman avait éner­vé le papa, il n’a jamais le droit de lui faire du mal. »

“Tonton a tué tata” 

Les deux psy­cho­logues pointent la néces­si­té de se tour­ner vers un·e professionnel·le lorsqu’il est trop dif­fi­cile en tant que parents de trou­ver les bons mots. C’est ce qu’a fait Sandrine Bouchait, pré­si­dente de l’Union natio­nale des familles vic­times de fémi­ni­cide (UNFF) qui vient en aide aux proches des vic­times. Elle a fait appel à un psy­cho­logue pour annon­cer à ses deux enfants de 8 et 19 ans, la mort de leur tante Ghislaine, brû­lée vive par son com­pa­gnon, le 24 sep­tembre 2017. « Le psy­cho­logue s’est dépla­cé à mon domi­cile pour m’accompagner dans l’annonce à mes enfants, indique Sandrine. Ça m’a ras­su­rée car j’avais peur de les cho­quer. Le psy­cho­logue a expli­qué la mort de Ghislaine avec des mots très simples. Il a dit “Tonton a tué tata”. Le plus jeune a sui­vi une thé­ra­pie pen­dant un an. Il a ensuite déci­dé d’arrêter mais res­sent en ce moment le besoin d’y retourner. »

Lorsqu’il s’agit de l’enfant du couple, la prise en charge et l’accompagnement du trau­ma­tisme est indis­pen­sable car même si elles et ils ne sont pas bles­sés phy­si­que­ment, l’impact du fémi­ni­cide est com­pa­rable à celui des vic­times de guerre. En Seine-​Saint-​Denis, un « pro­to­cole fémi­ni­cide » – l’unique en France pour le moment – a d’ailleurs été mis en place en mars 2014 dans le ser­vice pédia­trie de l’hôpital Robert-​Ballanger à Aulnay-​sous-​Bois. C’est entre ces murs que les enfants sont auto­ma­ti­que­ment hos­pi­ta­li­sés huit jours quand leur père a tué ou ten­té de tuer leur mère. « Ces enfants mani­festent des symp­tômes de stress post-​traumatique, indique la psy­cho­logue Karen Sadlier. Le fémi­ni­cide est le pire des trau­ma­tismes pour les enfants : ils viennent de perdre leurs deux figures d’attachement : leur mère est morte et leur père est incar­cé­ré. C’est plus que néces­saire de leur offrir un sas pro­vi­soire pour les pro­té­ger du choc et com­men­cer au plus vite le sui­vi thé­ra­peu­tique pour ne pas qu’ils gran­dissent avec l’idée qu’un mari qui frappe sa femme c’est nor­mal. » La prise en charge par des pro­fes­sion­nels for­més à la vic­ti­mo­lo­gie passe par la parole, le des­sin, l’expression cor­po­relle et les thé­ra­pies par le jeu, où les enfants vont jouer et racon­ter les scènes vécues. 

L’urgence du sui­vi psychologique 

La géné­ra­li­sa­tion de ce dis­po­si­tif « pro­to­cole fémi­ni­cide » sur l’ensemble du ter­ri­toire n’avait pas été rete­nue par le Grenelle contre les vio­lences conju­gales en 2019, mal­gré la demande de nom­breuses asso­cia­tions de lutte contre les vio­lences faites aux femmes et alors qu’en 2018, 60 enfants ont assis­té au fémi­ni­cide de leur mère. Un pro­fond regret pour Sandrine Bouchait, qui a recueilli sa nièce de sept ans après le fémi­ni­cide de sa sœur. « Aucun accom­pa­gne­ment ne nous a été pro­po­sé, alors qu’elle a assis­té au meurtre de sa mère, dénonce la pré­si­dente de l’UNFF. J’avais heu­reu­se­ment les moyens de finan­cer l’accompagnement psy­cho­lo­gique de ma nièce mais ce n’est pas le cas de toutes les familles. La plu­part des enfants ne font l’objet d’aucun sui­vi, c’est pour­quoi nous avons besoin d’un plan natio­nal de prise en charge sys­té­ma­tique de ces enfants car pour le moment ce sont des vic­times oubliées des fémi­ni­cides. » Au-​delà de la famille et de l’entourage, Sandrine Bouchait aime­rait qu’un temps de parole et de pré­ven­tion sur les vio­lences conju­gales et les fémi­ni­cides soient orga­ni­sés dans le milieu sco­laire. « Il ne faut pas attendre qu’il y ait un fémi­ni­cide pour mettre en place une cel­lule psy­cho­lo­gique, plaide-​t-​elle. Il faut abso­lu­ment aller en amont dans les écoles pour les sen­si­bi­li­ser, libé­rer la parole sur ce qu’ils peuvent vivre à la mai­son. Et les édu­quer au res­pect de l’autre, car ce sont aus­si de futurs parents. » 


Des lec­tures pour abor­der la ques­tion de la mort avec les enfants : 

Au revoir maman, de Rebeca Cobb. Mijade, 2016, dès 3 ans.

Au revoir blai­reau, de Susan Varley. Ed Gallimard jeu­nesse, 2010, dès 3 ans.

La croûte, de Charlotte Moundlic et Olivier Tallec. Ed Flammarion, 2009, dès 5 ans.

La perte d'un proche, de Michaël Larrar. Ed Prisma, 2011, dès 8 ans. 

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