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Lisa Ouss : « Malgré la satu­ra­tion des ser­vices de pédo­psy­chia­trie, on va conti­nuer à se battre pour accom­pa­gner tous les enfants »

La semaine dernière, la pédopsychiatre Lisa Ouss publiait, dans Le Monde, une tribune signée à l’unanimité par les membres de la Société française de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, dans laquelle elle affirmait que le tri des patient·es a d’ores et déjà commencé dans son service de pédopsychiatrie de l’hôpital Necker, à Paris. Entretien.

Causette : Votre tribune publiée le 24 mars dans Le Monde s’intitule « Sommes-nous vraiment prêts à “trier” les enfants et adolescents suicidaires ? ». Pourtant, à vous lire, ce tri a déjà commencé, en renvoyant auprès de leurs parents des enfants dont les situations paraissent moins urgentes, afin de permettre à d’autres d’être accueilli·es, faute de nombre de lits suffisants…
Lisa Ouss :
C’est vrai, ce tri a désormais lieu. Nous déprogrammons aussi nos activités les moins urgentes. Mon interpellation était plutôt une question adressée à la société : nous le faisons, mais sommes-nous prêts à assumer de le faire ? Monsieur Macron parle beaucoup de ce tri des patients somatiques comme d’un endroit où il ne veut surtout pas aller, pourtant, nous y sommes désormais en ce qui concerne les patients psychiques.
En pédopsychiatrie, nous faisons face, depuis l’automne, à un afflux considérable et désormais ingérable de patients, qui a triplé par rapport à l’année précédente, alors même que, dans le premier confinement, on a assisté à deux fois moins de tentatives de suicide. Cette observation a été partagée par les services pédopsychiatriques du monde entier.

Comment expliquez-vous cette diminution des tentatives de suicide chez les enfants et les adolescent·es lors du premier confinement ?
L. O. :
Nous avons plusieurs hypothèses et des explications multicausales d’une réalité constatée dans des situations de grandes catastrophes étendues à tout un territoire ou toute une nation. Lors d’une guerre par exemple, dans l’ensemble de la population, on observe moins de tentatives de suicide, de décompensations psychotiques ou de maladies psychiatriques aiguës. Difficile de l’expliquer. Mais c’est la même chose, par exemple, que lors de l’attentat du Bataclan : face à une menace terrifiante, la société fait front commun et se serre les coudes.
Dans cette situation spécifique de la crise sanitaire, une des explications pourrait être que parents et enfants se sont retrouvés confinés ensemble et, dans les familles structurantes, c’est plutôt quelque chose de bien. Ensuite, on peut penser qu’au-dessus de l’autorité parentale, il y avait la mégastructure de l’État, qui nous disait ce qu’il fallait faire : on avait des assignations, des consignes, et tout le monde s’est mis dans la peau du petit soldat pour y obéir. Cela structure.
Par ailleurs, l’école à distance a limité le risque ou les conséquences du harcèlement scolaire, facteur important de l’apparition d’une détresse psychique.

A contrario, avez-vous des pistes d’explication sur la recrudescence massive que vous observez aux urgences pédopsychiatriques depuis l’automne ?
L. O. : Une des pistes, c’est qu’après un moment de regroupement collectif face à un ennemi commun – on se souvient du président qui parle de guerre contre le virus –, nous avons assisté à un délitement progressif de l’environnement immédiat de l’enfant : des familles qui se tapent sur le système à être toujours ensemble, des enfants coupés de leurs copains ou privés de leurs activités extrascolaires depuis trop longtemps, des parents qui ont parfois perdu leur boulot ou ont de lourds problèmes financiers, une crainte pour les grands-parents, les effets sur le long terme de la rupture du lien physique.
Nous vivons, depuis plus d’un an désormais, dans une époque faite d’incertitudes, d’angoisses, de manque d’horizon, de crainte de la mort. La vaccination a été au début plus inquiétante qu’autre chose, les décisions politiques se font en yoyo, une pluie de mauvaises nouvelles – parfois, cela concerne la mort d’un proche – nous tombe dessus.
Quand vous emboîtez ces différents cercles concentriques, cela provoque chez des êtres en construction ce que les adultes connaissent aussi : lassitude, découragement, fatalisme face à la crise qui ne s’arrêtera jamais, pas d’horizon qui peut rassurer. Les enfants se prennent cette crise en pleine figure.

« Quand on renvoie chez lui un ado qui a eu l’idée de se suicider, on lui envoie un signe très fort. On lui dit : "En fait, ton problème, ce n’est pas si grave que ça". Et c'est justement là qu'il y a un risque d'escalade »

Lisa Ouss

Que signifie, à votre échelle, trier ces jeunes patient·es ?
L. O. :
Les enfants arrivent aux urgences pédopsychiatriques soit parce qu’ils ont des envies suicidaires, soit parce qu’ils ont tenté de se suicider. Quand ils en ont l’idée, ils sont vus par un psychiatre. Quand ils ont fait une tentative, ils sont automatiquement hospitalisés dans un lit de pédiatrie. À Necker comme ailleurs, nos lits sont très souvent saturés en ce moment et on demande donc à des enfants de sortir d’hospitalisation au bout de vingt-quatre pour laisser la place au prochain. Le régulateur pédiatrique cherche des lits dans d’autres hôpitaux en vain. Aujourd’hui, on trouve toujours une place en réa, mais plus pour les adolescents suicidants.
Moi, un jour, j’ai dû faire sortir trois enfants suicidants qui nécessitaient tous les trois une hospitalisation, dont deux qui étaient là depuis vingt-quatre heures et qu’on aurait dû garder. Je suis rentrée chez moi en me disant : « Ce n’est pas possible sur le plan éthique, ni sur le plan de la surcharge psychique. Je prends un risque médico-légal et on me met, moi praticienne, dans une situation que je n’ai pas à porter. »
Sur ces trois enfants, on a pu en réhospitaliser unparce qu’une place s’est libérée, un autre qui a refait une tentative de suicide et qui est donc revenu dans nos services. Il faut bien comprendre que quand on renvoie chez lui un ado qui a eu l’idée de se suicider, on lui envoie un signe très fort : on lui dit : « En fait, ton problème, ce n’est pas si grave que ça. » C’est justement là qu’il y a un risque d’escalade, parce que la première chose pour lutter contre la récidive, c’est de prendre en compte la gravité de l’acte. Nous sommes défaillants.

Comment gérez-vous la colère des familles chez qui vous renvoyez ces enfants ?
L. O. :
Plus que de la colère, je vois surtout de l’angoisse et du désespoir. Nous-mêmes sommes en colère, et nous essayons de ne pas désespérer parce qu’on est là pour aider. Mais c’est comme si on disait à quelqu’un qui fait un infarctus « On est désolé, on devrait vous soigner dans les six heures pour que vous n’ayez pas de séquelles, mais on n’a plus de place », et le type peut en mourir. Personne ne le tolère, ni pour le Covid. Mais il y a une forme de tolérance implicite pour les enfants qui sont en urgence psychique, sauf que, jusqu’à preuve du contraire, on meurt bel et bien du suicide. J’ai écrit ma tribune comme une urgence personnelle, mais plutôt que de la publier seule, je l’ai proposée au conseil scientifique de la Société française de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent. Ils l’ont signée à l’unanimité, c’était très impressionnant comme ça a fait écho chez mes collègues. Nous n’en pouvons plus.

Quel écho a eu votre tribune auprès du ministère de la Santé ?
L. O. : Personne ne m’a appelée pour me dire « On va vous aider ». Je voudrais souligner ici que, fin 2019, nous, médecins, étions dans la rue en grand nombre pour dénoncer le fait que les hôpitaux étaient au bord de la rupture et qu’on travaillait dans des conditions de sécurité à peine acceptables. On part donc d’une situation extrêmement tendue et difficile. Et sur cette situation très limite dans la pédopsychiatrie (domaine qui a des moyens calculés sur des bassins de population qui n’ont pas été révisés depuis plusieurs décennies alors que, parfois, la population a doublé, je pense aux grands arrondissements parisiens par exemple), on demande en outre aux pédopsychiatres de gérer un certain nombre de questions sociétales : radicalisation, spectre de l’autisme, troubles oppositionnels et agitation, maltraitance, aide sociale à l’enfance.
Toute la psychiatrie est en difficulté. Le Cese [Conseil économique, social et environnemental, ndrl] vient de publier un avis soulignant que nous n’avons pas les moyens de bien travailler. En pédopsychiatrie, en plus du manque de moyens, il y a une crise des vocations, pour laquelle nous cherchons actuellement des solutions, pour rendre la discipline plus attractive.
Bref, la situation était déjà terrible, et la vague psychiatrique que nous vivons actuellement fait que nous sommes complètement dépassés. Notons qu’avant la publication de la tribune, les pouvoirs publics ont tenu compte de la saturation de nos services. La direction générale de l’offre de soins (DGSO) a contacté le président de la Société de psychiatrie pour voir comment on pouvait faire face à ça. L’Agence régionale de santé (ARS) a, elle, débloqué des fonds transitoires pour faire face à l’afflux. Mais ces fonds transitoires ne nous permettent pas de recruter de manière pérenne et nous ne trouvons pas, comme je l’ai expliqué, de pédopsychiatres.
Nous recrutons donc des éducateurs, des psychologues pour renforcer nos services et les formons, ce qui prend du temps. Mais ce sont des rustines.

« Les moyens humains sont capitaux, car nos enfants ont besoin qu'on prenne le temps de les accompagner et que l'on remette des territoires, des possibles dans leur vie »

Lisa Ouss

Dans l’urgence, qu’est-ce qui vous soulagerait ?
L. O. :
Des ouvertures de lits supplémentaires, ainsi que de piocher dans le réservoir de psychologues qui travaillent dans le libéral. Mais l’hôpital public paie tellement mal que personne ne veut y travailler. Il faut donc, encore et toujours, revaloriser un certain nombre de professions : éducateurs, psychologues, ainsi que le nouveau métier d’infirmier en pratique avancée. Il faut aussi renforcer les structures en amont de la psychiatrie : remettre des infirmières scolaires dans les établissements pour prendre en charge le harcèlement scolaire. Faut-il attendre un drame comme celuid’Argenteuil pour redonner à notre jeunesse le sentiment qu’ils peuvent être aidés, entendus, épaulés par les adultes ? Tout passe par les moyens humains, car nos enfants ont besoin qu’on prenne le temps de les accompagner et que l’on remette des territoires, des possibles dans leurs vies. La crise nous a enlevé le temps de prendre le temps avec eux sur des questions existentielles, comme « pourquoi est-on là ? ».

Comment jugez-vous les mesures annoncées hier sur la fermeture des établissements scolaires ?
L. O. : Je ne suis pas compétente et n’aimerais pas être à la place de ceux qui décident, parce qu’on est dans la quadrature du cercle. Il est évident que l’école est un lieu essentiel, non négociable dans la socialisation, l’apprentissage pédagogique et l’ouverture culturelle sur le monde. Les enfants qui vont actuellement mal sont ceux qui ont décroché, souvent dans les populations les plus vulnérables. Néanmoins, je ne suis pas sûre - dans un contexte où les profs n’ont pas été jugés prioritaires pour la vaccination - que la sécurité minimale de ces derniers soit assurée. Or, on ne peut pas bien travailler si on n’a pas accès à cette sécurité psychique. Et ce qui est certain, c’est que si on ne donne pas un coup de frein très rapide à la contamination, on va à la catastrophe. Où va-t-on trouver les infirmiers ? On travaille en mode dégradé depuis des mois. Quelle que soit la décision prise, elle est à la fois bonne et mauvaise.

Que souhaiteriez-vous dire aux enfants et adolescent·es qui traversent avec difficulté ce moment ?
L. O. : Je voudrais leur dire que, malgré les conditions dégradées dans lesquelles nous travaillons, nous restons très mobilisés, engagés, convaincus. Il faut qu’ils continuent à demander de l’aide, car on se battra comme des chiens pour continuer à les accompagner. Et que si nous n’avons pas les réponses politiques et sociales, nous avons les réponses médicales à leur désarroi. Qu’ils n’hésitent pas non plus à en parler à leur entourage, car, à chaque problème, une solution.

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