Anne Berest : « Adolescente, je pen­sais que les com­bats de la géné­ra­tion MLF de ma mère avaient abouti »

Écrivaine et scé­na­riste, autrice de La Carte pos­tale, Anne Berest (42 ans) revient, avec sa mère Lélia Picabia (77 ans) et sa fille Tessa (10 ans) sur la trans­mis­sion entre mères et filles.

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Tessa, Anne Berest et Lélia Picabia © Marie Rouge pour Causette

Causette : Quelle image aviez-​vous de votre mère quand vous aviez l’âge de votre fille ?
Anne Berest : J’ai l’impression que j’avais conscience que mes parents ne res­sem­blaient pas aux autres parents de l’école. Je savais que, chez moi, il y avait une plus grande liber­té accor­dée aux enfants. J’étais très impres­sion­née, aus­si, quand j’allais chez des enfants dont les mères ne tra­vaillaient pas. J’avais l’image de ma mère qui tra­vaillait, beau­coup, et ça me sem­blait être la norme. Nous, nous avions plei­ne­ment conscience qu’il y avait un monde en dehors de la mai­son, qui la pas­sion­nait, et que nous n’étions pas plus impor­tantes que ce monde-​là. C’était une figure d’indépendance et de liber­té.
Lélia Picabia : J’ai beau­coup par­ti­ci­pé, dans les années 1968–1972, à tous les mou­ve­ments fémi­nistes. J’ai fait par­tie du MLF [Mouvement de libé­ra­tion des femmes, ndlr] et du Mlac [Mouvement pour la liber­té de l’avortement et de la contra­cep­tion]. Je vou­lais réus­sir mon indé­pen­dance, réus­sir dans mon tra­vail – j’étais lin­guiste. Et de l’autre côté, moi qui avais eu une enfance fou­traque, je vou­lais aus­si réus­sir ma famille. Mon mari, qui était aus­si dans des tra­vaux de recherche très poin­tus, était de la géné­ra­tion des hommes qui n’avaient pas com­pris qu’il fal­lait qu’ils s’impliquent dans la mai­son. Finalement, c’est moi qui assu­mais tout. Et c’est vrai que, quand j’en avais ras le bol, je par­tais quelques jours pour un congrès ou une table ronde.

Anne, quelles valeurs vous a trans­mises votre mère ?
A. B. : Je pense que cette notion d’indépendance finan­cière, et d’indépendance tout court, a été pro­fon­dé­ment ancrée en moi. J’ai le goût de la liber­té, de faire des choses seules. Je ne suis pas du tout fusion­nelle dans le couple. Je pars très sou­vent écrire seule. Quand j’ai des dépla­ce­ments et que les filles ne sont pas contentes parce que je m’en vais, je leur dis : « Oui, mais vous avez la chance d’avoir une mère qui tra­vaille, qui fait le métier qu’elle a choi­si, donc même si vous n’êtes pas contentes, vous devez le res­pec­ter et ne pas râler. »

Qu’avez-vous gar­dé du fémi­nisme de votre mère ? 
A. B. : Adolescente, je pen­sais que les com­bats de la géné­ra­tion de ma mère avaient abou­ti et que, au fond, le com­bat fémi­niste était ter­mi­né. C’est en entrant dans la vie active que j’ai eu une prise de conscience et que j’ai fait par­tie du mou­ve­ment créa­teur du Collectif 50/​50 [pour pro­mou­voir l’égalité dans le ciné­ma et l’audiovisuel]. Je pense qu’avoir eu une mère très mili­tante fait que ça a été très natu­rel pour moi de mili­ter. J’avais l’impression que c’était une chose nor­male que de s’engager dans des collectifs.

Tessa, quel regard portes-​tu sur ces com­bats fémi­nistes ?
Tessa : Je me dis que ça a énor­mé­ment évo­lué par rap­port à avant. Mais quand même, je trouve que ce n’est pas tout à fait ter­mi­né, parce qu’il y a encore plein de trucs, dans la vie cou­rante, à l’école, des gens qui disent « ça, c’est pour les filles » et « ça, c’est pour les gar­çons »… Ça ne se rap­proche pas tel­le­ment du vrai fémi­nisme pour le tra­vail ou les inéga­li­tés sala­riales, mais c’est quand même super éner­vant. Par exemple, hier, maman a ache­té des trucs pour pré­pa­rer l’anniversaire de ma sœur, et elle n’a pas pris les mêmes choses pour les filles et pour le gar­çon qui est invi­té. Et ça, ça m’énerve. C’est pas parce que c’est des filles qu’on doit leur ache­ter des petites licornes, et les gar­çons des dinosaures.

Qu’est-ce qui a chan­gé dans le fait d’être mère d’une fille dans les années 1980–1990 et dans les années 2010–2020 ? 
A. B. : Tout ce qui touche au rap­port au corps. J’ai une grande faci­li­té de dis­cus­sion avec Tessa, je lui ai par­lé des règles assez tôt, par exemple. Alors que moi, quand j’ai eu mes règles, je ne savais pas ce qu’il m’arrivait. Personne ne m’en avait par­lé. Ce n’est pas du tout un reproche, mais c’est l’une des grandes dif­fé­rences. Je pense qu’il y a toute une approche du corps, de la sexua­li­té, de la puber­té qui a chan­gé. Mes filles, je leur parle depuis qu’elles sont toutes petites de la ques­tion de l’intimité, du fait que per­sonne n’a le droit de tou­cher à leur corps. Toute une édu­ca­tion face à la pédo­phi­lie que nous, nous n’avions pas. Mais c’était une autre époque. Aujourd’hui, je peux par­ler de cette ques­tion à mes enfants, parce que c’est toute la socié­té qui m’accompagne là-dedans.

Anne Berest, les sujets de la filia­tion et de la mater­ni­té tra­versent votre œuvre. Travailler sur ces ques­tions a‑t-​il fait bou­ger votre rela­tion avec votre mère ?
A. B. : C’est vrai que la ques­tion de la trans­mis­sion et de la mater­ni­té tra­verse véri­ta­ble­ment tout mon tra­vail. C’est un sujet auquel je réflé­chis tout le temps. En tant que mère, je suis sans cesse dans la réflexion : « Est-​ce que c’est bien ce que je fais ? », « Qu’est-ce que je trans­mets ? Comment ? ». Ça me tra­vaille beau­coup. Et puis j’aime tra­vailler en famille : j’ai écrit un livre avec ma sœur, un autre pour lequel j’ai tra­vaillé avec ma mère. Mon pro­chain livre sera aus­si sur la famille. Et j’ai eu l’idée de la série Mytho, qui raconte l’histoire d’une mère en ner­vous break­down [qui fait croire à son entou­rage qu’elle est malade], quand Lélia a eu un can­cer du sein. Pour moi, la famille est le ter­reau pre­mier et flo­ris­sant de tout mon tra­vail d’artiste. De la même façon que pour Louise Bourgeois – sur qui j’ai beau­coup tra­vaillé –, la mère a été une source d’inspiration infinie. 

Qu’est-ce qui fait la force du lien mère-​fille, et du vôtre en par­ti­cu­lier ?
L. P. : Beaucoup d’amour. 
A. B. : Moi, j’ai l’impression qu’au tout départ, c’est un lien qui est for­cé­ment « mons­trueux ». Qui est le lit de la névrose. En fait, c’est comme si on par­tait per­dant. Et toute la dif­fi­cul­té et la beau­té de ce lien, c’est de pas­ser sa vie à essayer de lut­ter et de se dire : « Je vais faire men­tir cette fata­li­té » sur la rela­tion mère-​fille. Pour ma part, j’ai tou­jours vou­lu avoir des filles. Et ce que je trouve très beau dans cette idée, c’est que ça vous oblige, en tant que femme, à réflé­chir sur votre fémi­ni­té. À accep­ter, à un moment don­né, de voir sous votre toit des corps qui deviennent ceux de la jeu­nesse, des beaux corps, au moment où vous-​même vous êtes dans un chan­ge­ment d’étape de votre fémi­ni­té. Cela oblige à accep­ter un relai du fémi­nin. Ce qui per­met peut-​être de bien vieillir. Avoir des filles est à la fois com­plexe et pas­sion­nant quant au tra­vail qu’on doit faire sur soi-même. 

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