Chaque mois, un chercheur, une chercheuse, nous raconte sa thèse sans jargonner. La sociologue Alexandra Hondermarck étudie l’organisation du mouvement végétarien en France de 1880 à 1940 *. À l’époque, ni l’écologie ni la souffrance animale ne sont encore invoquées en priorité pour promouvoir ce type d’alimentation.
Causette : Depuis quand peut-on parler de végétarisme en France ?
Alexandra Hondermarck : On trouve des mentions du végétarisme dans la presse française à partir des années 1850–1860, au moment où le mouvement émerge en Allemagne et en Angleterre. Il fait alors figure de curiosité. Le terme est mis entre guillemets ou connoté péjorativement. On parle aussi des « légumistes ». C’est un sujet de moquerie. En 1880, la Société végétarienne de France (SVF) est créée et va lutter pour en donner une image positive : en rappelant que le terme vient du latin vegetus, qui veut dire fortifier, elle tente de casser le cliché des « légumistes » carencés qui ne se nourriraient que de légumes. La SVF arrive à placer des articles dans la presse et publie des essais pour en démontrer les vertus. C’est sous son action que le terme passe dans le langage courant. Ce qui n’empêche pas les végétariens de rester très stigmatisés.
De combien de personnes parle-t-on ?
A. H. : Il est difficile de le savoir, car on sait que beaucoup de personnes s’abstiennent de manger de la viande par défaut − pour des raisons économiques − ou par volonté, mais sans se rallier au mouvement.
![Nos ancêtres, ces végés 1 capture decran 2022 04 29 a 14.55.47](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2022/04/capture-decran-2022-04-29-a-14.55.47.jpg)
Il faut comprendre qu’à l’époque, quand on dit « je suis végétarien », on choisit vraiment son camp ! Entre 1900 et 1914, environ deux mille personnes adhèrent à la SVF, par exemple. Ce n’est pas énorme. Mais, même si peu de gens adhèrent formellement, c’est un sujet qui fait parler. Il est même parfois qualifié de « mode ». Et si la pratique reste marginale, on voit, à partir de la Belle Époque, l’ouverture d’épiceries, de restaurants, de pensions, mais aussi de colonies de vacances et de cures thermales consacrées au végétarisme. Entendons-nous, les restaurants végétariens sont très peu nombreux, mais on observe une petite multiplication dans les années 1920, bien qu’il en existe beaucoup moins qu’en Allemagne ou en Angleterre.
Vos travaux montrent que ce sont surtout des médecins qui promeuvent alors le végétarisme : la consommation de viande n’a‑t-elle pas la faveur
de la médecine dominante ?
A. H. : Si ! Et cela contribue à faire percevoir ces médecins comme des professionnels marginaux et peu crédibles… Ils en ont conscience et essaient de répondre à la médecine légitime avec des arguments nutritionnels. Ils veulent montrer que l’alimentation végétale est plus riche que l’alimentation carnée puisqu’elle contient non seulement des protéines, mais aussi des graisses, des sucres lents, des sels nutritifs… Ils avancent, à l’inverse, que les protéines animales excitent et épuisent le corps, en fournissant une énergie factice. Ces débats sont très importants à une période où l’on a besoin que les ouvriers soient très productifs et où il existe une volonté de se venger contre l’Allemagne, après la guerre de 1870, et donc de fournir de bons soldats pour être une nation victorieuse… Quant aux femmes, le régime végétarien doit leur permettre – au nom de la répartition genrée des rôles sociaux – de bien nourrir leurs familles.
Les arguments sont aussi moraux…
A. H. : Pour ses partisans, le végétarisme permet de pacifier les mœurs, les couples, la vie du foyer ! Parce que les individus ne sont pas surstimulés par des protéines factices, ils seront plus calmes, ne se tourneront pas vers d’autres stimulants comme l’alcool, les drogues, le café, etc. Pour citer le docteur Goyard, président de la SVF au début des années 1880, il « apaise l’irritabilité, égaye l’humeur sombre, glisse un rayon de lumière et de chaleur dans le cœur glacé » ! Les membres du mouvement veulent tellement défendre leur cause qu’à les entendre, le végétarisme va régler tous les problèmes du monde. C’est très drôle a posteriori.
La souffrance animale n’est pas du tout évoquée…
A. H. : Elle l’est par certaines personnes, mais pas par toutes, loin de là. Les associations végétariennes allemandes et anglaises accusent d’ailleurs leur homologue française d’être trop portée sur le culte du corps et pas assez sur la lutte contre la cruauté envers les animaux.
Quelles traces reste-t-il de ces années-là, à l’heure où l’on estime qu’environ 2 % des Français·es sont végétarien·nes ?
A. H. : Elles sont considérables en termes d’imaginaire collectif, même si, aujourd’hui, la SVF comme les noms de ceux qui l’ont portée sont complètement tombés dans l’oubli. Le mouvement actuel se réfère aux mouvements de libération des années 1970, dont l’antispécisme. On ne fait pas appel à ces personnes qui se sont éreintées à produire tout un tas d’argumentaires, de livres de recettes et de conseils pratiques pour diffuser très largement leur cause. Des habitudes de consommation de l’époque sont restées attachées au régime végétarien : certains produits comme les sauces soja, les pains complets, les substituts ou bouillons végétaux étaient déjà promus à la fin du XIXe siècle. Surtout, même si le mouvement a complètement changé, le mot est resté !
En quoi votre regard sur le mouvement végétarien actuel a‑t-il changé ?
A. H. : J’ai réalisé combien le végétarisme recouvrait des enjeux collectifs importants au-delà des motivations individuelles et ponctuelles. Le mouvement actuel a bien sûr une tout autre ampleur que celui que j’étudie. Et il ne devrait pas faiblir, ne serait-ce que parce qu’il est maintenant davantage soutenu par le marché.
* « Une “nébuleuse végétarienne”. Sociologie historique des pratiques de consommation végétariennes (1880–1940) », thèse en cours, SciencesPo Paris.