Comment prendre du plaisir quand on a été mutilée ? Est-il même possible d’en éprouver ? Quelle est la sexualité des femmes excisées ? Nous sommes allées à leur rencontre.
Opérée il y a trois semaines, Kadiatou * est impatiente de cicatriser pour faire connaissance avec son nouveau sexe et accéder (peut-être) à l’orgasme, sésame qu’elle a longtemps fantasmé. À 28 ans, elle a décidé de se faire « réparer » à l’Institut en santé génésique, dirigé par le Dr Pierre Foldes, pionnier en la matière, qui a inventé une technique de réparation chirurgicale pour les femmes excisées. Du plaisir, la jeune femme dit en éprouver avec un partenaire qu’elle aime profondément, « mais c’est pas non plus l’extase », confie‑t‑elle avec pudeur. Avant lui, ce n’était pas pareil, il y avait ce complexe qui la gênait. « À chaque rencontre intime avec un homme, j’étais morte de trouille qu’on me pose la question. J’avais peur de m’entendre dire : “Ah, tu es excisée ?” explique Kadiatou. Quand c’était le cas, je le prenais comme si j’étais un monstre, comme un coup de poignard dans le dos. » Jusqu’au jour où elle rencontre Sébastien, son partenaire actuel. « Il n’avait rien remarqué au début. C’est moi qui lui en ai parlé. Il était attentif et m’a redonné confiance. »
Ce n’est que lorsqu’elle s’est sentie bien dans sa peau que Kadiatou a finalement décidé de se faire réparer, confie‑t‑elle à d’autres femmes réunies dans un cercle de parole postopératoire du service du DrFoldes. Parmi elles, Aminata, 54 ans, dit avoir toujours refusé de « pleurer sur [son] sort » : « Je disais aux hommes : “Si tu veux être avec moi, tu me prends telle que je suis !” », affirme‑t‑elle devant les plus jeunes.
“Je n’en voulais pas”
Pour Aminata, ne pas avoir de clitoris a toujours été normal. Elle a été excisée bébé, au Sénégal. Plus tard, sa fille l’a été à son tour, le jour de son baptême, sans qu’elle ait pu s’y opposer. Aujourd’hui grand-mère, elle raconte : « J’ai eu du plaisir avec plusieurs hommes qui m’ont beaucoup aimée. » Longtemps, elle a rejeté l’idée même de ce bout de chair, tout en étant très intriguée par la chose, qu’elle n’avait plus. « Nous entendions parfois les hommes raconter des histoires incroyables. L’un d’entre eux avait eu une relation avec une femme qui en était pourvue. Il parlait d’un appendice long comme un sexe, il disait que le clitoris de la femme le piquait, qu’il s’était senti agressé par ce truc long comme un zizi. J’entendais ces histoires, ça me dégoûtait et je me disais que je n’en voulais pas. » Avec le temps, après avoir découvert des reportages à la télévision française et discuté entre collègues au travail, Aminata a fini par être fascinée par cette chose que seuls les hommes de son cercle avaient vue. Elle s’est mise à jouer avec son corps tel qu’il était.
Car exciser ne veut pas dire tout couper. Dans le cas d’Aminata, une infime partie de son clitoris a été épargnée, il lui reste malgré tout des sensations. « Ça me faisait plaisir en appuyant dessus ; parfois, sous la douche, je prenais la main de mon mari et je l’aidais à caresser le bon endroit », explique‑t‑elle sans complexe. Du point de vue physiologique, les femmes excisées peuvent éprouver du plaisir, voire atteindre l’orgasme, tout dépend de l’ampleur et de l’évolution de leur blessure : « Il y a cent quarante millions de types d’excisions, dus aux multiples façons de la pratiquer, puis de cicatriser. La vie sexuelle, les accouchements modifient cette cicatrice tout au long de la vie », précise le Dr Foldes. Mais « la sexualité peut passer par des circuits nerveux toujours en place sur une partie du clitoris qui s’appelle les bulbes, que l’on connaît moins et qui reste souvent intacte », indique‑t‑il. Chez certaines femmes, la douleur rend l’accès au plaisir difficile. « Si je ne fais pas l’amour pendant trois semaines, ça ne me dérange pas. Je le fais parce qu’il faut remplir le devoir conjugal », raconte Catherine *.
“Tu es excisée, pas besoin de ça”
Excisée à l’âge de 10 ans, en Guinée, par une tante qui lui avait fait croire qu’elle l’emmenait au marché, la trentenaire en garde un souvenir douloureux, dans sa tête et dans son corps. « Il fallait absolument attendre que je sois bien mouillée lors des rapports avec mon ex-mari, sinon ça pouvait faire très mal. » Divorcée, elle en veut à cet homme qui ne prenait même pas le temps de pratiquer des préliminaires. « Il me disait : “Tu es excisée, pas besoin de ça.” » Aujourd’hui encore, elle ne sait plus trop si elle a éprouvé du plaisir ou si, parfois, c’était juste « agréable ». Elle a toujours cherché la réponse dans le regard de ses partenaires. Regards qui lui disaient : « ça n’est pas génial. »
Martha Diomandé, excisée, fille et petite-fille d’exciseuse, parle sans équivoque : « Si tu n’as pas de clitoris, il faut le dire à ton partenaire pour qu’il s’investisse encore plus dans ta jouissance. » Danseuse et chorégraphe, Martha travaille au quotidien pour combattre l’excision par la « connaissance de son corps », primordiale, selon elle. Elle dit avoir cherché et trouvé ce fameux plaisir avec l’aide de son mari, avec qui elle a pris le temps d’établir une relation de confiance. « Quand tu as mal, tu vas chercher le plaisir sur d’autres parties de l’anatomie. Il faut se forcer à imaginer, tu peux aussi trouver ta jouissance en regardant des corps. Heureusement qu’il y a Internet, certains films pornographiques qui donnent des idées », insiste‑t‑elle.
“Bête de foire”
En revanche, Martha trouve qu’en Europe l’obsession autour des relations sexuelles fondées sur le clitoris peut entraîner des complexes chez les jeunes filles qui se découvrent un jour excisées. Assiatou *, 33 ans, confirme : « Comment réussir à s’en détacher quand, dans tous les regards posés sur toi, on te fait comprendre que tu es “anormale” ? » L’une et l’autre évoquent les partenaires, mais parfois aussi des militantes associatives ou des professionnels de santé qui ont utilisé des formules maladroites. Assiatou garde en mémoire une anecdote particulièrement amère. Lors de son premier accouchement, à l’hôpital, une équipe de médecins est venue l’observer « comme une bête de foire ». « Ils se sont permis de toucher ma cicatrice sans me demander l’autorisation », déplore la jeune femme, pour laquelle le sujet est devenu une obsession, jusqu’à ne penser qu’à ça pendant l’acte sexuel. C’est à partir du moment où elle a réussi à se détacher de cette « course au plaisir » qu’elle a pu en ressentir.
« Les filles d’aujourd’hui ont de la chance », estime pour sa part Khady Koita, l’une des premières femmes de la génération des mères à avoir témoigné de son excision dans un livre choc, Mutilée (éd. Pocket). À l’avant-garde des combats contre les violences faites aux femmes, elle a fait le tour du monde pour raconter son histoire. « Notre génération de quinquagénaires venues d’Afrique a reçu une éducation plus stricte, avec des tabous. Nos maris n’ont pas été éduqués à la jouissance féminine », se souvient celle qui a vécu dix-sept ans auprès d’un premier époux plus âgé qu’elle après un mariage arrangé, au Sénégal. « Aujourd’hui, le regard posé par les hommes sur les femmes a changé, et une bonne partie des jeunes filles choisissent leur mari. Il faut se réjouir que ces jeunes vivent une sexualité épanouie tout en étant excisées », poursuit-elle, tout en regrettant que l’excision n’ait toujours pas disparu, même en France où elle est pourtant interdite par la loi.
* Les prénoms ont été modifiés.