Certaines femmes qui développent une dépendance à ce mode de maternage éprouvent des difficultés à arrêter lorsque elles ou leur enfant le souhaite. Jusqu’à parler d’addiction. Et personne n’en parle jamais.
L’allaitement n’est pas un long fleuve tranquille : en sus de ses bénéfices avérés pour la santé, mais aussi des difficultés et douleurs occasionnées (production insuffisante de lait, crevasses aux mamelons…), certaines mères ressentent une difficulté à arrêter l’allaitement lorsqu’elles le veulent et développent une dépendance à ce mode d’alimentation de leur bébé. Il ne s’agit alors pas tant de sevrer l’enfant… que la mère. Sarah*, autrice de 47 ans confirme avoir ressenti “une forme d’addiction” avec son deuxième enfant. L’allaitement avait été compliqué avec son premier bébé, né en 2010. Si bien qu’à la naissance du second, en 2015, elle donne tout : “Je me suis dit : ‘Je vais vraiment l’allaiter et réussir à créer un lien.’ ” Elle se souvient : “Je l’avais littéralement pendu au sein toute la journée. Les 3–4 premiers mois, il tétait toute la journée : j’avais même acheté un porte-bébé horizontal… J’étais comme droguée et hyper en forme, curieusement. À un moment donné, je n’avais plus envie que ça s’arrête.” À la reprise du travail, Sarah rentre chez elle le midi pour allaiter son bébé. “J’avais du mal à me détacher de mon enfant et de ce mode de maternage,” reconnaît-elle.
“Folie des cent jours”
Si l’on parle peu de ce rapport de dépendance et que le terme fait débat (on ne dispose pas de données chiffrées l’attestant), il ne serait pourtant pas inhabituel : “C’est assez courant. On peut ressentir un plaisir qui peut mener à une sorte d’addiction,” confirme Anne-Florence Salvetti-Lionne, autrice du livre Mes seins, mon choix ! Pourquoi l’allaitement divise les féministes ? (Eyrolles, 2022). Des personnalités comme la comédienne Penélope Cruz ont d’ailleurs déclaré lors d’interviews que l’allaitement était “addictif”, en dépit des difficultés à le mettre en place sur les tournages.
Plusieurs hypothèses peuvent expliquer l’intensité de ces émotions, et des comportements qui peuvent paraître étranges vus de l’extérieur. Il y a d’abord les sacro-saintes hormones. “Quand un enfant tète, on fait des pics d’ocytocine pour que le lait soit éjecté et cela procure le plaisir d’être en contact, détaille Véronique Darmangeat, consultante en lactation. Celle-ci compare le phénomène aux sportif·ves féru·es de sport intensif : “Certaines personnes qui font du sport sont accros à la sensation de l’hormone qui se déclenche en temps d’effort intense, l’hormone de la récompense [la dopamine, ndlr]”. Il s’agit donc d’abord d’un processus physiologique qui a des conséquences chez la mère : “Cet état de bien-être hormonal dure quatre mois durant lesquels tout cela monte au cerveau. C’est un peu la folie des cent jours,” précise la pédiatre Célia Levavasseur. “Il y a aussi la prolactine, qui favorise la somnolence, c’est hyper addictif, on a envie d’y revenir encore et encore,” ajoute Anne-Florence Salvetti-Lionne.
Elsa*, 31 ans, qui allaite son bébé depuis neuf mois, récuse le terme d’addiction mais témoigne néanmoins de cette sensation de bien-être intense, couplée à la crainte d’une chute hormonale au moment du sevrage. “J’ai eu l’impression de planer hormonalement, surtout après l’accouchement. J’étais vraiment dopée, ça agissait un peu comme une drogue sur moi et ça continue à me donner un coup de boost au moral. Là, si on me ‘coupe le robinet’, j’aurais un peu peur que la disparition des hormones me fasse me sentir mal.” Ce fut le cas pour Sarah, qui a souffert de cette chute hormonale lorsqu’elle a cessé d’allaiter son enfant, qui s’est détourné de lui-même du sein à 18 mois. À ce moment-là, elle “s’effondre” : “J’étais extrêmement fatiguée. Quelques mois plus tard, j’ai même attrapé la mononucléose.”
D’autres, encore, rencontrent des difficultés à abandonner les bénéfices corporels de l’allaitement, qui peut mettre en pause certaines maladies auto-immunes (l’immunité passant dans le lait), ou permettre de perdre du poids. Autre cas de figure, “les femmes qui ont des troubles du comportement alimentaire peuvent également souhaiter être les seules à maîtriser ce que mange le bébé et ne pas vouloir que quelqu’un d’autre puisse le nourrir”, indique Célia Levavasseur.
“Je ne peux pas arrêter, c’est devenu le truc le plus important dans ma vie”
Ne pas arriver à se passer d’une méthode de maternage pourtant choisie peut indiquer des difficultés psychologiques. Pour Sarah, se raccrocher à l’allaitement a cristallisé “plusieurs couches de névroses”, devenant un moyen de gérer une situation conflictuelle avec son conjoint à la naissance de leur deuxième enfant. “Avec le recul, ça se passait hyper mal avec leur père et, d’une certaine manière, la fusion avec ce bébé que je ne voulais pas lâcher était une manière de me protéger, analyse t‑elle. Je me disais que comme ça, on ne me priverait jamais de mon bébé. J’avais complètement sorti mon conjoint de la chambre parentale, c’était devenu une laiterie et lui dormait dans le salon. Bienvenue chez les fous !” Finalement, le couple se sépare lorsque leur deuxième enfant a 2 ans.
Car cette intimité nouvelle avec l’enfant, couplé à un rapport au corps inédit, peut être déstabilisante, voire inattendue et bouleverser le quotidien : “Allaiter peut prendre aux tripes et devenir hyper important dans la vie d’une femme, sans qu’elle s’y attende, y compris pour des femmes qui ne comptaient même pas allaiter au départ. Elles se disent ‘Je ne peux pas arrêter, c’est devenu le truc le plus important dans ma vie’. Quand on n’a jamais eu d’autre relation avec son bébé que celle-là, on ne sait pas à quoi s’attendre”, remarque Anne-Florence Salvetti-Lionne, qui, de son côté, allaite son deuxième enfant de presque 3 ans. “J’ai peur de ne jamais être prête à arrêter”, reconnaît-elle. À cela s’ajoute une difficulté supplémentaire : le jugement social porté sur les mères qui pratiquent un allaitement long (supérieur à la recommandation de l’Organisation mondiale de la santé, soit l’allaitement exclusif pendant six mois).
Le deuil de l’allaitement
“Un enfant peut être prêt à se sevrer, mais il est parfois trop tôt pour la maman. Le deuil de l’allaitement est très courant,” assure Véronique Darmangeat. Célia Levavasseur ajoute : “Des femmes qui ont développé des addictions à être enceinte ou à avoir un tout petit bébé peuvent ne pas supporter de ne plus avoir leur enfant juste pour elles. Parfois, elles ont un rêve et ne réalisent pas qu’avoir un bébé, c’est une succession d’étapes et que chaque étape est dure, qu’il faut en faire le deuil.”
Un processus psychologique douloureux, mal compris et souvent mal pris en charge. “Il faut traverser les mêmes étapes que pour n’importe quel deuil. On prend le temps et on ne se dit pas que ça va passer en deux jours”, indique Véronique Darmangeat. Elle se souvient : “Une maman est venue en consultation avec sa propre mère, qui a fondu en larmes. Elle n’avait jamais digéré son arrêt de l’allaitement, n’avait jamais pu en parler et aurait aimé être aidée comme sa fille.” Que faire pour se sentir mieux ? “Quand les mères viennent me voir, je leur dis ‘On va pleurer toutes les deux un bon coup parce que c’est dur qu’ils grandissent et de les voir partir’. C’est le syndrome du ventre vide, puis des seins vides et du nid vide,” diagnostique Célia Levavasseur. “On n'accompagne pas les mères alors que ce sont des étapes durant lesquelles la société devrait être plus entourante, plus bienveillante.” Véronique Darmangeat confirme : “Ce qui manque, c’est l’écoute.”
- * Les prénoms ont été modifiés.