Cette année, Tinder fête ses dix ans de création. Débarquée en France en 2013, un an après son lancement aux États-Unis, l’application de rencontre a, à coups de millions de swipes, ringardisé Adopte un mec, qui officiait à l’époque chez les jeunes. Jusqu'à ce que cette dernière en prenne son parti et s'affiche désormais comme un refuge pour romantiques, avec d'autres applis lui emboîtant le pas.
Dix ans de swipes, de likes… et de matchs. Créée en septembre 2012, l’application Tinder a bouleversé notre manière d’envisager les relations amoureuses. Parce qu’elle est disponible dans 190 pays (depuis 2013 en France), qu’elle a été téléchargée plus de 500 millions de fois et qu’elle a généré au total plus de 70 milliards de matchs selon les chiffres mis en étendard par l'entreprise américaine, Tinder détient aujourd'hui en France le monopole des applications de rencontres sur mobile.
Un succès qui tient en partie à un concept révolutionnaire pour l’époque : grâce à la géolocalisation, l’appli à la flamme vous affiche les profils d'utilisateur·rices localisé·es autour de vous. Ensuite, il suffit de « swiper », comprendre : faire glisser votre doigt vers la droite de l’écran si le profil vous plaît, ou vers la gauche si vous désirez l’ignorer. Si l’élu·e de votre index vous place à droite également, en langage Tinder, c’est le match. Aux apprenti·es tourtereaux d’engager par la suite la conversation, et plus si affinités.
Supermarché de la chope
Si, il y a quinze ans encore, dire qu'on avait pécho grâce à Internet pouvait mal passer en société, Tinder a, plus que toute autre appli de rencontre, participé à faire entrer le phénomène dans la norme, en raison de la massification de son utilisation. Selon une étude réalisée en 2020 par l’Ifop pour Facebook, 31 % des Français·es déclaraient être actif·ves sur une appli de dating, contre 16 % en 2011. Pourtant, cinq avant sa création, un autre site de rencontre pouvait se targuer d’être le supermarché n°1 de la chope hétérosexuelle en France. Adopte un mec et son concept là encore disruptif. Créé en 2007 par deux Français, Manuel Conejo et Florent Steiner, Adopte un mec promettait en effet de casser les codes de la séduction, en surfant sur le renversement des rapports de séduction entre les femmes et les hommes1.
« Aujourd’hui, je ne croise personne de plus de 30 ans qui ne connaissent pas un bébé né grâce à adopte. »
Manuel Conejo, co-fondateur d'Adopte un mec.
Le credo d'Adopte un mec : donner le pouvoir aux femmes. L'inscription est gratuite pour les femmes et les hommes mais si ces derniers souhaitent envoyer des « charmes » aux femmes (autrement dit, les notifier de leur intérêt), ils doivent payer un abonnement au prix de 16,65 euros par mois. Mais même en payant, ce sont les femmes seulement qui pourront les ajouter à leur panier et les autoriser à lancer la discussion. Ce girl power qui a fait l'innovation d'Adopte un mec s'est accompagné d'un marketing exploitant le fantasme des femmes à décider de leurs aventures sentimentales ou sexuelles en les plaçant en consommatrices d'hommes, dans un renversement des rapports de domination. La clef de voûte de ce marketing, c'est le célèbre logo du site, qui représente une femme mettant un homme dans son caddie de course.
![Tinder a dix ans : la revanche des applis de slow dating a-t-elle sonné ? 2 LogoAUM](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2022/09/LogoAUM-1024x576.jpg)
« Ça envoie le message suivant : la femme pousse le chariot et choisit l'homme qu'elle désire. Ça permet de mettre les femmes en confiance puisque ce sont elles qui ont le choix tout en cassant les codes de la rencontre en ligne avec du second degré », analyse Catherine Lejealle. Un choix aujourd'hui toujours assumé du côté des fondateurs. « Notre objectif n'est pas uniquement de donner le pouvoir aux femmes mais surtout de le soustraire aux hommes, de leur dire : regardez ce que ça fait d'être objectifié », explique Manuel Conejo, co-fondateur du site, auprès de Causette. Au fil du temps, le concept du supermarché de la rencontre est poussé jusqu'au bout, puisqu’on peut y trouver par exemple des « offres spéciales roux en promo » ou encore des « liquidations totale sur tous les frisés ».
Adopte pour les jeunes, Meetic pour les vieux
Dès son lancement en octobre 2007, Adopte un mec fait un carton. « À l'époque, il n'existait pas de plateforme de rencontre facile à assumer pour les jeunes, que ce soit pour les hommes ou pour les femmes. Le côté blague sur l'hypermarchandisation intriguait aussi beaucoup, en quelques mois on s'est retrouvé parmi les sites français à plus fort trafic », souligne Manuel Conejo. Qui pérore de cette heure de gloire pré-Tinder : « Aujourd’hui, je ne croise personne de plus de 30 ans qui ne connaît pas un bébé né grâce à Adopte. »
Un succès qui a beaucoup tenu à l'allure ludique du site. « Avec sa parodie de e‑commerce, Adopte un mec a complètement révolutionné le site de rencontre, analyse la sociologue Catherine Lejealle. Ça a enlevé la pression des sites hyper sérieux qui existaient avant. Le côté shopping, ça a touché une cible de jeunes, à la fois chez les femmes et les hommes, qui ne se retrouverait pas dans les offres existantes. » Une cible à l’image de Mélodie. Lorsque cette conseillère en assurance de 35 ans a voulu s’inscrire pour la première fois sur un site de rencontre en 2011, elle a choisi Adopte un mec. « Il y avait bien Meetic, mais c’était le site où était inscrite ma mère donc, clairement dans ma tête, c’était impossible de m’inscrire dessus, c'était pour les vieux, raconte-t-elle aujourd’hui. Et puis le concept de magasin d’Adopte était plutôt sympa. » La jeune femme explique avoir fait une dizaine de rencontres en trois ans d’expérience « mais jamais rien de bien sérieux ».
Tsunami Tinder
Le début des années 2010 voit déferler le raz-de-marée des smartphones à moindre coût et avec eux, la révolution informatique mobile au détriment du PC. Dans ces nouveaux usages d'internet, les applis se substituent au navigateur. Lorsque Tinder se lance aux États-Unis en septembre 2012, c'est uniquement via une app pour smartphone. L'autre nouveauté de Tinder est de s'être ouvert, dès le début, aux rencontres homos pour concurrencer Grindr. Depuis 2020, l'appli permet aussi de choisir son orientation parmi neuf proposées (hétérosexuel·le, gay, lesbienne, bisexuel·le, asexuel·le, demisexuel·le, pansexuel·le, queer, en questionnement) mais aussi de l’afficher ou non. De quoi coller avec la fluidité des orientations sexuelles et des identités de genre d'une partie de la jeunesse, dont Tinder souhaite devenir l'allié séduction.
Il ne faudra pas beaucoup de temps à l’application américaine pour ringardiser les sites de rencontre nés sur ordinateur, et parmi eux, Adopte Un Mec. « L’idée de Tinder, c’est de transformer la relation, en la basant sur l’image, la géolocalisation et l’immédiateté, pointe Catherine Lejealle. Ça correspond à une cible de jeunes qui ne veulent plus perdre de temps à s’écrire avant de se rencontrer. L’idée, c’est on matche, on passe une soirée et puis on verra. »
Face au raz-de-marée Tinder, Adopte a bien tenté bien de résister et de s'adapter. Une application pour mobile est lancée dès 2012 avec de nouvelles fonctionnalités pour les femmes, comme la « réservation » de mecs, la prise de rendez-vous dans leur agenda ou la création d'un tchat instantané. De nouvelles fonctionnalités qui n'ont cependant pas convaincu Mélodie, qui a quitté Adopte un mec pour Tinder en 2015. « Je venais de me faire larguer alors, un peu déprimée, je me suis réinscrite sur Adopte. J’ai aussi testé Tinder par curiosité et rapidement, j’ai laissé tomber le premier pour le second, dit-elle. Je me suis lassée de l’interface d’Adopte et surtout de devoir répondre à beaucoup de questions sur qui je suis et ce que je cherche. Sur Tinder, il m'a suffi de mettre quelques photos et deux phrases de biographie, et en deux clics, j’étais sur le marché (rires). »
"Finalement, c'est ça, Adopte un mec. Un carnaval constant où les femmes sont maintenues dans l'illusion qu'exceptionnellement, elles ont un rapport de supériorité face aux hommes"
Osez le féminisme en 2012
Si Adopte semble être aujourd’hui un souvenir pour beaucoup de trentenaires, chez les millenials, il fait office de ringardise par excellence. « Bon, déjà il faut le dire, Adopte Un Mec, c’était déjà la lose avant Tinder. Le côté appli qui se veut féministe en objectifiant les mecs dans un magasin, c’était quand même un peu craignos et contre productif. » Orlanne, 26 ans, ne croit pas si bien dire. En 2012, l’association Osez le féminisme n'est pas dupe du marketing du site et évoque un « carnaval » : « Le principe du carnaval, c'est l'inversion des rôles, le temps d'une journée. Finalement, c'est ça, Adopte un mec. Un carnaval constant où les femmes sont maintenues dans l'illusion qu'exceptionnellement, elles ont un rapport de supériorité face aux hommes, alors que nous vivons toutes et tous dans une société profondément patriarcale. »
Des "hommes-objets" mitigés
Du côté des « hommes-objets », force est de constater qu'ils ont pris leur parti de cet empouvoirement ponctuel des femmes, vu le succès de la plateforme. Certains demeurent toutefois déstabilisés par le concept, comme le prouvent les discussions encore actives des quelques forums sur le sujet. « Tu ne peux pas débloquer un profil [de femme, ndlr] si tu ne payes pas, tu ne peux rien faire si vous êtes un homme, passez votre chemin », lance Hector. Même grincement de dents chez « Madmax » : « Les femmes sont hautaines et exigeantes alors que ce sont nous, les hommes, qui payons !! Mais elles ne semblent pas en être conscientes ! »
« Tinder ça reste un magasin où l’on peut faire défiler une infinité de profils »
Catherine Lejealle, sociologue spécialiste des usages des nouvelles technologies et chercheuse au Groups ISC Paris
Finalement, les usages ont transformé l'image qu'Adopte avait à sa création : aujourd'hui, c'est bien sur Adopte qu'on prend le temps d'une rencontre et sur Tinder que s'opère la surconsommation de l’autre à l’infini. Dans les représentations collectives, Tinder est devenue cette appli où les utilisateur·rices se zappent aussi vite que leur ombre. Des déconvenues parfois liées à l'absence d'obligation de préciser si l'on recherche une relation sérieuse, un plan cul ou encore un·e sex-friend. « Tinder s’inscrit dans l’histoire de la libération sexuelle en levant les barrières sociales et morales sur la sexualité, expliquait à Libération en 2020 la sociologue Eva Illouz, directrice d’études à l’EHESS. Nous pouvons désormais avoir des relations sexuelles avec tout le monde. » Mais cet océan des possibles en forme d'hyperconsommation de l'autre laisse parfois un goût amer. « Un pote me disait que sur Tinder, il likait absolument tous les profils de meufs, ça m’a fait perdre foi en l’application et en l’humanité (rires) », confie Mélodie.
La mort du caddie
Face à cette concurrence, du côté d'Adopte, on a dû s'adapter et décider de prendre l'hypermarchandisation des débuts à contre-sens, après quinze ans d'existence. En 2021, Adopte un mec devient Adopte. Nouveau nom, nouveau logo. Finie, la femme mettant un homme dans son caddie. Place à un sobre « adopte » en italique, blanc sur fond rouge. Tranchant avec ses habitudes marketing un rien provoc', la dernière campagne d'Adopte montre un couple en gros plan prêt à s'embrasser. « La concurrence de Tinder est présente, c'est certain, et nous a contraints à proposer une nouvelle expérience », commente Manuel Conejo. Alors qu'on s'amusait de cela il y a dix ans, Adopte est devenu une application de slow dating. Notre ADN a muté. Nos utilisateurs actuels sont prêts à passer du temps à discuter, à se dévoiler, ils en ont marre du swipe. » En 2015, le site déclare comptait plus de dix millions d'inscrit·es depuis sa création mais aucun chiffre n'est disponible sur le nombre d'utilisateur·trices aujourd'hui actif·ves.
Pour Mélodie, le swipe à l'infini est précisément la raison qui l’a définitivement poussée à se désinscrire de Tinder il y a peu. « Tinder, ça reste un magasin où l’on peut faire défiler une infinité de profils », souligne Catherine Lejealle. Jusqu'à se perdre. « Au final, c’était un peu comme aller sur Facebook, c’était devenu une routine et plus du tout un plaisir, j'y allais plus par réflexe que pour rencontrer quelqu'un », reconnaît Mélodie. Pour la sociologue, l’utilisateur « se sent obligé d’aller jusqu’au bout des swipes », comme un jeu. Elle pointe aussi l'espoir sans fin de se rendre sur l’appli avec l’idée que « je trouverais bien quelqu’un sur Tinder ».
Note de désirabilité
Selon la chercheuse, c’est d'ailleurs souvent pour rebooster un égo meurtri qu’on swipe pendant des heures. Un système qui profiterait davantage aux femmes, comme le montre une enquête réalisée par le datajournaliste Nicolas Kayser-Bril et la journaliste Judith Duportail publiée dans Le Monde en 2019. D'après leurs résultats, les femmes – même celles ne mettant pas de photos – ont vingt-cinq fois plus de chances de matcher que les hommes. Une différence qui serait due à un déséquilibre du ratio hommes-femmes inscrit·es ? Tinder refuse de communiquer sur cette question.
La même année, Judith Duportail publie L’amour sous algorithme, un livre-enquête sur son addiction à Tinder. Elle y fait part d'une autre découverte : l’application délivre sans prévenir les utilisateur·rices une mystérieuse « note de désirabilité » et les hiérarchisent en exploitant leurs données personnelles. En clair, grâce à ce mécanisme, Tinder décide de qui va rencontrer qui.
Nouvelles venues sur le marché du dating
Si Tinder tient toujours la place de n°1 du marché – « surtout grâce à la primeur du premier arrivé » selon Catherine Lejealle – d’autres applications sont venues lui tailler des croupières ces dernières années. Parmi elles, Bumble, Fruitz, Once ou encore OkCupid. La première a déroulé lors de sa création en 2014 un marketing « féministe » : c’est à la femme de faire le premier pas, sinon, le match expire. À contre-courant de Tinder et de ses innombrables swipes, l'appli Once, propose, elle, une mise en relation par jour, pour prendre le temps de parler à la personne et donc refuser le zapping ambiant.
OkCupid, populaire en France depuis 2018, se base de son côté sur une politique de mise en relation façon « sapio-sexuelle ». Elle fait répondre son utilisateur·rice à une série de questions du style : « Tu prendrais quoi comme pouvoir entre voler et être invisible ? » L'algorythme propose ensuite des profils qui se ressemblent, en promettant donc de la qualité plutôt que de la quantité. L'entreprise a marché pour Orlanne et son compagnon, ensemble depuis six ans.
« Les profils sont beaucoup plus intéressants sur Bumble ! »
Anaïs
Si ces nouvelles applications gagnent du terrain, c'est que, selon la sociologue Catherine Lejealle, les jeunes seraient aujourd'hui « à la recherche d'autre chose ». « La crise sanitaire du Covid-19 a fait évoluer leur manière de séduire virtuellement, explique-t-elle. Il y a une lassitude de la surconsommation que l'on peut voir sur Tinder et une aspiration désormais à découvrir davantage l'autre. »
Une autre façon de dater, c'est ce qu'était venue chercher Anaïs, 26 ans, lorsqu'elle s'est inscrite sur Bumble l'année dernière. Abonnée à Tinder depuis trois ans, elle découvre l'appli à Paris. Rapidement, c’est l'enthousiasme : « Les profils sont beaucoup plus intéressants sur Bumble ! » Avant de déchanter devant les efforts fournis pour trouver la bonne phrase d’accroche. Une déception confirmée lorsqu’Anaïs retourne vivre dans sa région d’origine quelques mois plus tard. « Où je vis, il y a très peu de profils sur Bumble alors je retourne sur Tinder parce que tout le monde est dessus », raconte la jeune femme à Causette. Si pour elle, Tinder se ringardise, elle reste la seule possibilité de rencontrer des mecs virtuellement. « J’y vais une fois par jour, mais je suis rapidement saoulée, je fais vite le tour et je ne trouve personne qui me plait », indique-t-elle.
En attendant le Métavers…
Pour autant, Anaïs ne se verrait pas délaisser l’application. « Je n’arrive pas à me voir sur Adopte ou Meetic, pour moi, c’est connoté pour les vieux. Mais en même temps, je ne me vois pas non plus sur Tinder à 40 ans. Enfin bon, j’espère que j’aurais rencontré quelqu’un d’ici là quand même (rires) ». Une fois la plaisanterie passée, la jeune femme dresse une amère conclusion : « En fait, le plus triste, c’est qu’on a perdu l’habitude de se dire qu’on pouvait rencontrer les gens autrement. »
Anaïs ne le sait pas encore, mais d’ici dix ans, elle pourrait bien rencontrer des hommes autrement… mais toujours virtuellement. Car d’ici dix ans, les méthodes de séduction pourraient bien changer du tout au tout, à travers le Métavers, ersatz de monde artificiel promis par Facebook depuis des années. « Ce sera ça, la véritable révolution des rencontres amoureuses », prophétise déjà Catherine Lejealle. De quoi sonner le glas de Tinder comme d'Adopte ?
Lire aussi l Série "Aime-moi vrai" : Quand Adèle, jeune femme hétéro, trouve l'amour dans un bar gay
- Encore aujourd'hui, le site est pour l'heure exclusivement à destination des hétéros, même si une version gay et lesbienne est actuellement à l'étude.[↩]