Chaque mois, Causette donne la parole à un duo sentimental pour comprendre comment les visions divergentes de chacun·e n’empêchent pas (toujours) le ménage de tourner. Peut-on retrouver quelqu’un après avoir perdu un grand amour ? Éric et Aline, veuf·ve et parents, répondent par un grand oui.
Éric
44 ans
"J’étais en couple avec Anne depuis dix-neuf ans. On a eu une fille qui a aujourd’hui 6 ans. À 42 ans, Anne est tombée malade. Un cancer au poumon. Elle est décédée après quatre mois terribles. J’ai dû apprendre à me réapproprier la maison et à éduquer ma fille seul. C’est peut-être étrange, mais, rapidement, je me suis dit : “J’espère que j’aurai à nouveau la possibilité de sentir mon cœur battre.” Je me suis inscrit sur des sites de rencontre.
Après quelques mois d’errance sans conviction, j’ai regardé les
profils de veuves. Énorme coup
de bol : je suis tombé sur Aline.
Elle m’a impressionné par son
intelligence, son côté working girl. Son mari était décédé depuis trois ans. On s’est mis ensemble début novembre. On dit que c’est notre anniversaire, car c’est la fête des Morts. On s’est présenté les enfants rapidement. Ma mère m’a dit : “N’oublie pas Anne trop vite.” Moi, je ne me sens pas coupable. Aline est extra. C’est un super modèle pour ma fille.
On parle souvent de nos conjoints. Elle me parle parfois de lui comme de quelqu’un qui lui a beaucoup apporté, mais sans nostalgie insoutenable. Je me sur- prends parfois à être un peu jaloux de ne pas l’avoir rencontrée avant lui, même si je sais que, alors, nos caractères n’auraient pas matché. De mon côté, là où ma compagne me manque le plus – et c’est pareil pour Aline –, c’est vis-à-vis des enfants. La personne absente ne les voit pas grandir. Notre manière de dédramatiser, c’est l’humour noir. On dit : “Ils font chier, ils peuvent plus s’occuper des gamins !” ou, à nos amis divorcés : “On a une solution pour vous…”
Aline est rationnelle. Elle m’a donné un gros coup de main pour trier les affaires d’Anne. Ses vêtements prenaient encore presque toute la penderie. En plus, on avait construit la maison ensemble. Grâce à Aline, j’ai pu réinvestir les lieux. Moi, c’est plus sentimentalement que je l’ai aidée. Elle avait besoin de se sentir aimée et désirée. Avec une personne divorcée et non veuve, j’aurais sans doute été jaloux du compagnon encore en vie. On se demande parfois si on serait encore avec nos partenaires d’avant. Je pense qu’on n’a pas d’âme sœur, mais une personne à un moment donné. Une fois qu’on a réussi à mettre notre chagrin de côté, on peut trouver quelqu’un qui nous aide à aller de l’avant. Quelque chose de beau, quoi."
Aline
46 ans
"Mon mari, Christophe, est décédé en 2015, à 38 ans. Un cancer aussi. On a vécu douze ans ensemble et on a eu trois enfants. Notre troisième est polyhandicapé. Ces trucs-là, on ne se projette pas dedans. Ça rend modeste. Au début, je n’avais pas le temps de penser au fait d’être célibataire. Tu viens de voir la personne que tu aimes vivre un calvaire et mourir. T’es seule avec les enfants. Tu fais face. Mais, au bout de trois ans, c’était dur de ne jamais être prise dans les bras, de ne plus faire l’amour… Je me suis sentie comme un gros boulet sur le marché des sites de rencontre – à 40 ans avec trois
enfants –, mais fallait se bouger !
Éric m’a tout de suite plu, avec
ses taches de rousseur… Et j’ai été sensible au fait qu’il écrive bien. Mais, honnêtement, je cherchais d’abord à coucher avec quelqu’un. On s’est vraiment rencontrés au lit. On faisait l’amour, on parlait, on faisait l’amour, on parlait… On évoquait nos mari et femme respectifs. À tel point qu’on plaisantait : “Ils exagèrent, ces morts, à s’in- viter jusque dans notre lit !” Je suis plus sortie du deuil par le corps que par l’esprit. Avoir un mari malade a été très difficile. Tu vois son corps s’éteindre. Retrouver un corps, ça fait revivre. Le fait d’être veufs avec enfants fait que notre rencontre, c’est plus nous six que nous deux. On ne peut pas confier les petits, comme des divorcés. Au départ, ma fille ne voulait pas que quelqu’un entre dans ma vie. Je la prévenais quand Éric et sa fille étaient là. Je lui ai expliqué qu’Éric n’aurait jamais un rôle de père. Ça a réglé des choses dans sa tête. Avec la fille d’Éric, ça a été dur assez longtemps. Peu à peu, on s’est adoptées. Elle a 6 ans. La der- nière fois, alors que j’hésitais à la reprendre parce qu’elle faisait le souk à table, elle m’a dit : “Je préfère que tu continues, sinon je n’aurai qu’un seul point de vue, celui de Papa.” J’en revenais pas !
Je réalise que j’ai la dent dure envers Anne, sans raison. Je l’imagine en lui prêtant des manières d’être pas tou- jours cool. Éric sait faire plein de choses : la cuisine, l’électricité, le jardin… Un jour, il m’a dit : “J’ai appris avec Anne.” J’aurais préféré que ce soit inné. Je ne me pose pour autant jamais la question “Et si la vie avait été différente ?” On n’est pas obligés de nier la précédente histoire pour en vivre une nouvelle. C’est une vie en plus, de l’amour en plus."