Chroniques qui cartonnent à la radio, tournée triomphale avec son spectacle, Yann Marguet domine la scène humoristique suisse. En prenant le parti de se moquer de tout, sans jamais blesser personne. Comme quoi, c’est possible…
![Stand-up : Yann Marguet, le marrant suisse 1 109 Yann Marguet © Karla Voleau pour Causette](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2020/02/109-Yann-Marguet-©-Karla-Voleau-pour-Causette-699x1024.jpg)
Deux heures d’interview à la terrasse d’un bar de Lausanne, en Suisse, et beaucoup trop d’interruptions. Des « salut, Yann » énamourés. Des serrages de pognes. Des compliments en pagaille. Yann Marguet est la nouvelle star de l’humour suisse. Aux derniers jours de décembre 2019, il a même été élu Vaudois de l’année. Les internautes l’ont désigné comme celui « qui a fait le plus rayonner le canton de Vaud ». Le titre peut faire ricaner de ce côté-ci des Alpes. Mais, dans la sélection de personnalités, on trouvait, excusez du peu, l’astrophysicien Michel Mayor, découvreur de la première exoplanète et tout frais Prix Nobel de physique. Foin des reconnaissances scientifiques internationales, c’est bien Yann Marguet, avec ses chroniques radio à succès et son spectacle joué à guichets fermés depuis près d’un an, qui a emporté le cœur des Romands.
Thèse en crimino
Le grand gaillard, mi-bûcheron canadien, mi-hipster new-yorkais, ne rougit pas à chaque éloge. Sa barbe soignée s’étire d’un large sourire, sous son sempiternel bonnet aux bords roulés. Mais on lit dans ses yeux tendres la surprise sans cesse renouvelée d’être reconnu, dans tous les sens du terme. Pourtant, assure-t-il, « rien de ce qui m’arrive ne m’étonne vraiment. Parce que j’ai toujours voulu faire rire », -s’excuse-t-il presque.
Découvert sur les ondes de la radio « jeune » de la RTS, Couleur 3, il fait désormais un tabac sur les planches avec son spectacle Exister, définition. Son parcours d’humoriste doit cependant pas mal au hasard. « On a failli le louper », s’angoisse Frank Matter, animateur phare de Couleur 3 et sparring-partner rigolard des chroniques du comique à la radio. Yann Marguet déboule à son micro au début de l’année 2016. « Jusque-là, j’écrivais une thèse en criminologie, mais je m’en foutais. Un autre truc m’appelait. » Un copain lui propose de venir « faire le con » sur une petite radio locale. Parti un peu trop fort, Yann ne tarde pas à prendre la porte. « C’est là que je lui ai mis le grappin dessus », se félicite Frank Matter.
Et c’est le début du succès. Qui commence avec Les Orties, une chronique où l’humoriste donne sa définition décapante d’un mot ou d’un concept. Tout y passe : la Saint-Valentin, les émojis, la clope, les régimes. Mais aussi l’homophobie ou le harcèlement sexuel. Alors que la vague #MeToo n’a pas encore déferlé, Marguet dézingue les agresseurs. « C’est le premier en Suisse à avoir abordé ces sujets », souligne Frank Matter. « Le déclic, pour moi, c’est l’affaire Baupin, raconte l’humoriste. J’ai commencé à m’interroger sur moi, sur les moments où j’avais pu faire de la merde. »
“Les règles du jeu [de la société, ndlr] ont été écrites avec un peu d’encre et une bite”
Yann Marguet
À la même époque, il signe une tribune dans le quotidien Le Matin pour s’indigner des difficultés rencontrées par les jeunes filles qui demandent la pilule du lendemain. « Yann est un homme qui dénonce de lui-même des inégalités qui ne le touchent pas. Il fait partie de ceux qui interrogent leur privilège masculin », apprécie Léonore Porchet, militante féministe, devenue députée écolo, que l’humoriste a aidé à lancer une application de signalement des harceleurs de rue. Privilège masculin qu’il décrira avec brio dans une chronique dans laquelle il définit « la bite » en affirmant que « les règles du jeu [de l’organisation de la société, ndlr] ont été écrites avec un peu d’encre et une bite. Une bite qui permet de ne pas avoir à s’épiler, de ne pas avoir à se maquiller, de ne pas avoir à sentir bon, de mieux gagner sa vie, de couper la parole, d’être plus entendu, de ne pas être tourné en dérision, d’être élu plus souvent […] ».
La bite. Élégante transition vers le deuxième épisode de la vie d’humoriste de Yann Marguet. Alors que le succès des Orties bat son plein à l’antenne de Couleur 3, mais surtout sur YouTube, avec des vidéos à 150 000 vues en moyenne, il s’arrête à la centième chronique et se réinvente. Place à Sexomax, un personnage loufoque, casquette à hélice perchée sur la tête et voix enfantine. Dans ses prestations autant sonores que visuelles – ces chroniques sont aussi pensées pour être vues en vidéo –, il explore les pratiques sexuelles (la pipe, l’échangisme, la levrette) et tout ce qui touche, de près ou de loin, au cul : la ménopause, la cystite ou l’éjaculation précoce.
![Stand-up : Yann Marguet, le marrant suisse 2 109 Yann Marguet 2 © Karla Voleau pour Causette](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2020/02/109-Yann-Marguet-2-©-Karla-Voleau-pour-Causette-758x1024.jpg)
Un univers déjanté
Le résultat est détonnant. Au fil de ses chroniques, Yann Marguet construit un univers déjanté. Il faut s’y immerger pour en percevoir tout le potentiel hilarant. Le principal intéressé l’admet : « Si on compile des courts extraits, personne ne peut trouver ça marrant. C’est une finesse de jouer avec le vocabulaire enfantin. En extrait, ça fait juste gros beauf. » Il invente un jargon fleuri, qu’il articule en poussant à fond son accent vaudois. Puis c’est la fête aux gimmicks, devenus viraux en Suisse francophone. Les branché·es y disent désormais « ça joue », pour « ça va », et hurlent des « Pénis ! » dans les festivals rocks, comme leur héros, sexologue d’un genre nouveau.
Sexologue, oui, osons, parce qu’on y trouve son compte sur le fond. Marguet bosse ses sujets et s’appuie sur les sciences pour explorer l’univers du sexe. « C’est un travailleur acharné », rapporte Frank Matter. Le potache fait œuvre de salubrité publique. « De la véritable éducation sexuelle », confirme Léonore Porchet. L’originalité du programme, c’est que son propos n’est jamais excluant. Les pratiques ne sont pas observées d’un point de vue hétérocentré. Et, surtout, jamais dans le jugement. « Au fait, ce qui est important, c’est le plaisir », indique le petit jingle de Sexomax, affichant un clitoris rigolard.
Combattre le harcèlement de rue
L’idée du personnage a germé au hasard d’une conversation. « J’ai signé “Sexomax” un texto que j’envoyais à Frank, parce que je trouvais ce nom marrant. Le reste du perso en a découlé : j’allais donner toutes les semaines à la radio des “conseils sexuels”. Et puis, un jour, un mec m’écrit pour me dire à quel point une de mes chroniques l’a aidé. L’ampleur prise par Sexo reste étrange pour moi », raconte-t-il.
S’il ne se revendique pas « humoriste féministe », il est tout de même l’auteur de la meilleure campagne de communication contre le harcèlement de rue, celle de la ville de Lausanne : une vidéo qui nous entraîne dans un musée imaginaire, dans le futur. Crâne lustré, grosses lunettes d’intello et chemise col mao, Yann Marguet y joue au guide racontant au public le sexisme des lointaines années 2000. Et décrit, l’air sentencieux, des pratiques – sifflements, commentaires graveleux, mains aux fesses – qui, dans cette dystopie heureuse, ont disparu de l’espace public. C’est d’une imagination folle et implacable. Loin des campagnes dans lesquelles les agresseurs apparaissent sublimés en bêtes féroces quand les victimes sont montrées en pauvres choses fragiles. Sourire aux lèvres, l’humoriste se dit « extrêmement fier » du résultat.
“Beaucoup ont voulu le récupérer, mais ont échoué. C’est un sauvage, un difficile à capturer”
Frank Matter, animateur de Couleur 3 et sparring-partner
Mais, une fois encore, il bifurque, refusant de se cantonner à un sujet « devenu bankable », reconnaît-il. « Beaucoup ont voulu le récupérer, mais ont échoué. C’est un sauvage, un difficile à capturer », se réjouit Frank Matter. Alors, il fait le grand saut. Au printemps 2019, il se lance dans une tournée des salles de spectacle helvètes avec un seul en scène.
“Toute petite chose fragile”
Une performance métaphysique où l’artiste se montre encore une fois inventif, en provoquant un dialogue avec Dieu, représenté par une voix off, celle du doubleur en français de Morgan Freeman. Frissons garantis. Devant un public conquis, il s’essaie à la définition de l’existence et va ainsi « de l’infiniment grand à l’infiniment con ». Ses comparaisons font toujours mouche : « La vie, au début, je ne m’y attendais pas. Après, j’y ai pris goût. Et il faut se taper la fin de merde. C’est Game of Thrones, en fait. » Entre digressions personnelles sur son enfance dans la petite ville de Sainte-Croix, dans le Jura suisse, et dissertations sur « la douve du foie », un parasite qui infecte les voies biliaires des herbivores, Yann Marguet approfondit cette sensibilité qu’on sentait déjà poindre à la radio. Les yeux humides, sa maman, petite dame à la voix douce, dévoile la vérité de son costaud : « C’est un vrai tendre. » Frank Matter, le complice en grosses rigolades, le confirme : « Yann est une toute petite chose fragile, il est très émotif. Il a pleuré pour la dernière des Orties. » Le principal intéressé préfère dire sobrement de lui qu’il est « amical ». Avant de répondre chaleureusement à un énième admirateur lausannois.
Reste le Graal convoité par tous et toutes les ressortissant·es aux velléités artistiques des pays francophones : rencontrer le succès à Paris. Il y travaille activement, multipliant les contacts, étudiant déjà de nombreuses propositions. Dans ses Orties, en définissant « les Français », il a d’ailleurs chroniqué très justement les rapports complexes que les Suisses, comme les Belges ou, dans une moindre mesure, les Québécois, entretiennent avec l’Hexagone. Comme des petits frères qui rêveraient que leur aîné tapageur leur prête plus d’attention. Dans le cas Marguet, ça vaudrait sacrément le coup.