Depuis fin octobre, les lieux de culture sont fermés et se languissent autant que leur public de leur réouverture. Dans les coulisses, le monde du spectacle vivant continue vaille que vaille de se préparer en prévision du jour J. Reportage à la Comédie de Saint-Étienne, où l’on révise Tout mon amour, mis en scène par Arnaud Meunier.
Ce mardi devait être le jour d’un lancement. Celui de la tournée du spectacle Tout mon amour, de Laurent Mauvignier et mis en scène par Arnaud Meunier. Mais les lieux culturels sont toujours fermés. Alors, ce 21 février est plutôt devenu un faux départ. À l’entrée de la Comédie de Saint-Étienne, dans la Loire, un panneau figé dans le temps affiche encore les dates de spectacles qui ne se sont pas tenus. À l’intérieur, pas de queue aux guichets et cela fait maintenant cent trois jours, depuis la fin du mois d’octobre 2020, que la moquette rouge n’est piétinée que par les employé·es et les élèves de l’école de la Comédie. Pourtant, en cette fin février ensoleillée, la bâtisse semble reprendre vie le temps du filage de Tout mon Amour. Une fois « La Stéphanoise » – la salle en briques noires, clin d’œil au passé minier de la ville – plongée dans le noir et le silence, on s’y croirait. Pendant 1 h 45, les acteur·rices jouent comme si les spectateur·rices en face d’eux·elles n’étaient pas espacé·es par un siège vide. Comme s’ils·elles ne portaient pas de masque et n’étaient pas qu’une poignée de journalistes chanceux·ses, de professionnel·les du secteur ou de membres de l’institution venu·es accéder à un plaisir presque oublié. À la fin de la représentation, les applaudissements retentissent. Mais il n’y aura pas de salut. « Ça ressemble à une première, mais on ne peut quand même pas dire que ça en est une… Alors on s’est dit qu’on ne saluerait pas », justifie Arnaud Meunier, à la fois metteur en scène de la pièce et directeur de la Comédie. Avant que le rideau s’ouvre, il avait adressé quelques mots à cet auditoire particulier. « C’est une sensation étrange de vous voir. On dirait que la vie normale est de retour, alors que pas du tout. »
« On attend. Tels Pénélope qui attend le retour d’Ulysse »
Arnaud Meunier, metteur en scène et directeur de la Comédie
Dans la « vie normale » qu’il évoque, ce filage aurait été suivi de « vraies » représentations. D’abord à Saint-Étienne, puis dans toute la France. À l’heure actuelle, personne ne peut dire quand et dans quelles conditions les théâtres rouvriront. Ce devait être le 15 décembre, mais la flambée épidémique a contraint le gouvernement à repousser cette date aux calendes grecques. Alors, comme dans la mythologie : « On attend. Telle Pénélope qui attend le retour d’Ulysse. Puisque faire et défaire, c’est vraiment ce qu’on fait tous dans la culture depuis un petit bout de temps », se désole Arnaud Meunier.
Malgré l’absence de spectateur·rices, l’enthousiasme est là. Depuis janvier, la troupe se prépare en s’accrochant à l’espoir de retrouver son public. Un optimisme qui, à en croire la comédienne Anne Brochet, fait oublier l’incertitude : « On était tous motivés les uns et les autres à aller jusqu’au bout de la création, jusqu’au bout de ce qu’il fallait faire pour que le spectacle existe. Maintenant, on va voir quand on le jouera devant des gens. » Assise sur un banc, la comédienne a l’air lessivée. Conséquence d’un rôle éprouvant à jouer : celui de la mère d’une petite fille qui disparaît, laissant à ses parents et son frère une absence qu’ils n’arrivent pas à combler. Dix ans plus tard, une jeune fille se présente à eux, clamant être l’enfant qu’ils croyaient perdue. La pièce est donc une histoire de revenant.
Laurent Mauvignier, son auteur, qui a fait le déplacement à Saint-Étienne pour ce jour de filage, a ressenti une « étrangeté » à entendre, dans le contexte actuel, ce texte qu’il a écrit en 2012 et qui parle de choses qui réapparaissent. « J’ai l’impression qu’on peut dire que ce personnage d’Élisa [le nom de la petite fille qui disparaît, ndlr] est une métaphore du théâtre. À un moment donné, il a disparu, mais il revient. Dans le contexte dans lequel on est, on espère tous que cela sera le cas. »
« Il n’y a que la culture qui permet de partager la même émotion, au même moment, avec une salle pleine de gens que l’on ne connaît pas »
Anne Autran
Il règne à la Comédie un climat doux-amer. En plus du faux départ de la pièce, ce 21 février marque aussi le dernier jour d’Arnaud Meunier en tant que directeur de l’institution. Il se consacrera désormais exclusivement à la direction de la salle de spectacle la Maison de la culture de Grenoble, poste qu’il occupe depuis janvier. Avec sa casquette de metteur en scène, il assure que « oui, bien sûr, on est heureux de répéter, de se retrouver, même si ne pas pouvoir trouver le public aujourd’hui, c’est une amputation d’un membre très violent. Mais le fait de quand même s’entraîner, ça nous maintient dans une activité. » Dans son rôle de directeur de théâtre, il s’alarme, par contre : « D’un point de vue économique, on ne peut pas continuer ad vitam aeternam à répéter des spectacles qui ne voient pas le jour. C’est comme si les restaurateurs continuaient à cuisiner alors qu’ils ne sont pas autorisés à vendre. On ne peut pas continuer éternellement à produire s’il n’y a pas d’accès à la visibilité publique. »
Se réinventer pour ne pas sombrer
Arnaud Meunier a fait les comptes : entre les deux théâtres qu’il gère, évoque, c’est plus de vingt-deux spectacles prêts à être livrés au public, qui ne seront jamais joués. À l’échelle du pays, ce chiffre est, sans aucun doute, vertigineux. Une situation qui est encore plus catastrophique du côté des théâtres privés. Malgré les mesures gouvernementales (prise en charge d’une partie des coûts, aides forfaitaires, autorisation à répéter pendant le deuxième confinement…), le compte n’y est pas. La crainte de voir des salles disparaître est de plus en plus réelle. Leurs fermetures entraîneraient la perte de centaines d’emplois dans un secteur où l’on flirte déjà souvent avec la précarité. Anne Autran, costumière de Tout mon Amour au statut d’intermittente, ne peut qu’en témoigner. « Pendant les deux confinements, je n’ai plus rien eu à faire. Beaucoup de projets ont été annulés, certains ne verront sans doute jamais le jour. » Elle aussi évoque la frustration de ne pas savoir si ses créations seront un jour montrées au grand jour. Alors que dans le hall de la Comédie retentit le bruit d’une bouteille de champagne qui s’ouvre, l’espoir et la certitude reprennent vite le dessus : « Il n’y a que la culture qui permet de partager la même émotion, au même moment, avec une salle pleine de gens que l’on ne connaît pas. »
Arnaud Meunier se montre plus sceptique. Si « les affamés » continueront de venir au théâtre, il s’inquiète du public que seule la médiation amène jusque dans les salles. Problème : « Ce travail-là, il n’est plus fait en ce moment. » Alors, comme ailleurs, la pandémie va sans doute forcer le monde de la culture à se réadapter, à trouver des modèles différents. « Cette crise nous oblige à devenir spontanéistes, nous qui sommes des grands prévisionnistes. On voit toujours presque à un an et demi, deux ans à l’avance. Là, il faut qu’on apprenne à pouvoir être très réactif et à se réinventer pour le mois prochain, la semaine prochaine. »
En attendant de pouvoir retrouver son public, la Comédie de Saint-Étienne savoure ce petit moment un peu hors du temps. « Ici, aujourd’hui, s’émeut le désormais ex-directeur des lieux, même si on était que soixante-quinze dans la salle, on a réussi à retrouver ce petit shoot de “ah, c’était donc ça le théâtre”. »