La comédienne et humoriste revient avec un nouveau spectacle, L'harmonie des genres, sur les stéréotypes, #MeToo et le plaisir féminin. Entretien.
Causette : Ce nouveau one woman show évoque des thèmes très variés, comment l'avez-vous conçu ?
Noémie de Lattre : Ce n'est pas un spectacle qui rentre dans des cases. Et justement, ça tombe bien puisque le but, c'est de défoncer les cases. Mais déjà, sur la forme, c'est un seule en scène, où, en fait, je suis avec trois musiciennes. Donc on est quatre en scène. Il y a de la musique, du chant, de la danse, du stand- up, du manifeste et du théâtre. Il y a des passages émouvants, d'autres drôles, d'autres engagés. Donc c'est vraiment très protéiforme. Pour le fond, j'ai vraiment essayé d'envisager ce spectacle comme un outil, un soin et un guide. J'ai toujours réfléchi à comment faire du bien aux gens." Qu'est-ce que je peux montrer sur scène qui fasse que, quand les gens repartent, ils aient le courage d'entreprendre, d'oser, de se sentir libres, de regarder le monde différemment ? Comment inspirer les gens ?".
Causette : Quelle est votre définition du féminisme ?
N. de L. : C'est un humanisme comme les autres. C'est-à-dire que si tu estimes que tous les êtres humains doivent être libres et égaux, alors tu es humaniste. Si tu estimes que les femmes sont des êtres humains, tu es féministe. C'est aussi simple que ça. C'est considérer que les femmes ne sont pas des individus de seconde zone, pas des sous-hommes, ni le deuxième sexe. C'est un mot qui ne devrait même pas exister et qui devrait être inclus dans l'humanisme. Mais, effectivement, de la même manière qu'il y a des luttes antiracistes ou anti-validistes, il y a des luttes féministes pour défendre ce point précis de l'humanisme qui est l'égalité des genres.
De la matrice à la "patrice"
Causette : Dans le spectacle, vous dites que l'on vit dans un monde d'hommes, dans une "patrice". Kezako ?
N. de L. : Je dois ce terme à une internaute, je ne sais pas si elle se reconnaîtra et malheureusement, à l'époque, je n'ai pas gardé son nom. J'avais fait une vidéo dans mon bain où je parlais de l'idée de la matrice : en commentaire, elle avait dit "Bah non, du coup, pas matrice, patrice." Et je m'étais dit "Mais bien sûr, c'est tellement brillant." Les mots ont de l'importance. Donc c'est important de dire que là, c'est vraiment une "patrice", c'est-à-dire que c'est un système patriarcal qui nous fuck le cerveau. La matrice, ça peut être une matrice pour faire un plâtre, pour faire une sculpture, ça peut être plein de choses. Mais en tout cas, pour parler de ce système androcentré, binaire et sexiste qu'est le patriarcat, alors oui, "patrice", ça a beaucoup de sens.
Causette : Dans ce cas, quel serait votre monde idéal ?
N. de L. : C'est un peu ce que j'explique à la fin du spectacle : imaginer une humanité unie. Si on dit qu'il y a les Noirs et les Blancs, les riches et les pauvres, les hommes et les femmes, les grands et les petits, les gros et les minces, soit une vision binaire et polarisée du monde, forcément, on crée une opposition. C'est mécanique. Alors que si on dit qu'on est une humanité, que c'est un continuum, que c'est quelque chose qui est uni, harmonieux, qui est un et qu'on est un point, un individu… Comme il n'y a plus d'altérité, il n'y a plus d'altercations possibles.
Causette : Avez-vous bon espoir, dans ce sens ?
N. de L. : Aucun espoir, non. En tout cas, de mon vivant, je ne pense pas… Mais en revanche, je pense que si on n'a pas fait péter la planète avant, oui, on va y arriver. Et je suis persuadée que tous ces gens, dans le monde occidental, qui se battent contre les droits des femmes, seront un jour vus comme ridicules. L'Histoire va les dézinguer. C'est d'ailleurs ce qui me permet de mettre ma colère au bon endroit. Si j'avais l'impression que c'était à moi de tout changer, je serais dévorée par la colère. Là, je sais que ces gens ont vraiment fondamentalement tort, que tout le monde le sait plus ou moins consciemment et que l'Histoire ne leur pardonnera pas. Un jour, il y aura une prise de conscience : "Vous imaginez ? Vous imaginez qu'on pensait que c'étaient les jeunes filles qui étaient responsables des mauvais comportements des jeunes garçons ? Vous imaginez que les femmes étaient moins payées que les hommes ? Vous vous rendez compte que quand tu étais une femme, tu n'étais pas libre ?". Si tu regardes le monde dans lequel on vit avec un œil extérieur, un œil d'extraterrestre, tu te dis "On est barges."
Causette : Cela va être progressif ?
N. de L. : C'est ça, exactement. Il faut quand même savoir que moi, quand je suis née, l'avortement n'était pas autorisé. Nos mères n'ont pas eu le droit de vote quand elles ont eu 18 ans. Nos mères, c'est pas la préhistoire. Effectivement, on vient d'un temps où les femmes n'avaient pas de compte en banque, pas de chéquier, pas le droit de travailler, pas le droit de voter, pas le droit de porter des pantalons. Donc oui, heureusement que ça avance. Mais c'est vrai que je suis encore fascinée d'avoir un président de la République qui dit "Le masculin fait le neutre." Mec, dans quel monde vis-tu ?
"Le genre est un continuum"
Causette : Dans le spectacle, vous évoquez les stéréotypes de genre, celui de l'homme fort et de la femme douce et fragile, qu'est-ce qui vous agace le plus là-dedans ?
N. de L. : Ce qui m'agace le plus dans les codes genrés féminin/masculin, ce n'est pas un code en particulier, c'est le principe même de ces codes. C'est-à-dire que, juste parce que tu as un zizi ou une zézette, tu es censé être comme-ci ou comme-ça, tu as droit à ci ou à ça, tu es censé faire ci ou faire ça. Encore une fois, cela me semble une aberration totale. On voit très bien d'où ça vient, on connaît l'histoire, on sait pourquoi ça s'est installé comme ça. Mais pour l'instant, au niveau national, la décision n'est même pas prise de lutter contre les stéréotypes de ce genre. Ils sont continuellement entretenus. Le monde est comme ça, c'est comme ça. Un papa, une maman, une fille, c'est féminin, un garçon, c'est masculin. Non, vraiment non. Il faut arrêter avec ça. Pour moi, il y a l'idée d'un continuum, c'est-à- dire que d'un côté, il y a l'homme très viril et d'un autre côté, la femme très féminine. Et qu'entre les deux, chaque individu peut se permettre de bouger. Les personnes, cis ou trans, dans leurs attributs, leurs qualités, leurs comportements, peuvent choisir pour toute la vie, à certains moments de leur vie, ou en fonction de telle ou telle personne, de se déplacer sur ce spectre.
Causette : Dans votre spectacle, vous parlez du mouvement #MeToo et de la remise en cause de la parole des victimes : qu'est-ce que cela dit de notre époque ?
N. de L. : Effectivement, on a entendu des voix dire "Mais c'est pas nous, on n'a rien fait. Mais pourquoi les hommes ?". Moi, ce que j'entends, c'est la peur. La peur panique de l'inconnu, une peur panique de petits garçons, de perdre ses privilèges, de changer de monde qui est un truc finalement très humain, bien sûr. Bien sûr que c'est ça la réaction de base. Bien sûr que c'est compliqué de reconnaître ses privilèges. Bien sûr que c'est compliqué de partager.
Causette : Dans le texte, vous mettez aussi à jour vos contradictions en disant que vous aimez quand même les hommes.
N. de L. : Les contradictions, c'est le travail… Moi, j'ai 45 balais, donc déjà, ça fait 45 ans de vie dans ce monde-là, d'éducation, de dressage genré, plus, avant ma naissance, des siècles et des siècles de "patrice", c'est super dur. Tu ne peux pas, en claquant des doigts, changer des réflexes. On a été bercés, abreuvés, drogués par des images de domination masculine et de soumission féminine, par des rapports de force, par l'avilissement des femmes, par ce qu'on appelle la culture du viol qui nous rend acceptable, voire désirable, ces rapports de force non consentis pour la plupart. C'est monstrueux. Mon imaginaire, c'est-à-dire même mon intimité, même mes rêves sont empreints de ces images- là. Ça met du temps, de créer d'autres modèles. C'est pour ça que chaque film, chaque pièce de théâtre, chaque vidéo récente qui propose d'autres modèles est éminemment politique, nécessaire, révolutionnaire.
"On ne parle pas du plaisir des femmes"
Causette : D'ailleurs vous dites avoir vraiment découvert le plaisir à quarante ans…
N. de L. : En fait, à quarante ans, ce n'est pas que j'ai découvert le plaisir, c'est que j'ai découvert que je ne m'étais jamais posé la question du plaisir, ce qui n'est pas pareil. C'est-à-dire que je pense que si je n'avais pas eu de plaisir, je me serais interrogée plus tôt. Là, il se trouve que la chance m'a donné un corps qui me donne beaucoup de plaisir. Mais, en revanche, je me suis rendue compte que ça faisait 25 ans que je rentrais dans les relations sexuelles avec une seule idée en tête, plaire et satisfaire. Que pour moi, un rapport sexuel, c'était ça. Que jamais je ne me disais "Cool, je vais kiffer. J'ai envie de ça." Jamais une seule fois je n'avais pensé à mon plaisir, à mes désirs et à mes fantasmes, à ce que j'aimais et à ce que je voulais. Jamais. J'avais réussi à traverser 25 ans de vie sexuelle sans ça parce qu'on n'en parle jamais. On n'en parle pas à l'école, ni dans l'éducation sexuelle, ni dans le porno, mainstream. On ne parle pas du plaisir des femmes, du désir des femmes. On ne parle pas du point de vue des femmes. Et les hommes ne sont pas non plus éduqués à ça. Même les plus généreux, les plus gentils, les plus bienveillants. Parce qu'il y en a plein qui m'ont demandé "Qu'est-ce que tu veux ? Est-ce que ça te va ?". Plein. Mais je n'étais pas capable de leur répondre. Je n'entendais même pas la question. Mille fois, j'ai répondu "Oui" sans me demander si ça m'allait. Et oui, ça a été un choc quand je me suis rendue compte de ça et que j'ai commencé à m'interroger sur ce que je voulais et sur ce que j'aimais. Par exemple, je ne me suis plus jamais épilée la chatte depuis ce moment- là. Plus jamais. Pareil pour ces nanas, dont j'ai fait partie, qui ne peuvent pas du tout avoir une relation intime avant d'être passées chez elle et de s'être nettoyées intégralement à l'eau de Javel. Toutes ces petites choses qui, en plus, de ce que ça coûte concrètement, en argent, en temps, en énergie, sont des petites choses qui ont vocation à t'éloigner encore plus du principal, c'est-à-dire juste kiffer.
"Ce spectacle m'a fait un bien fou"
Causette : A la fin du spectacle, vous dites espérer que vos blessures puissent nous servir : cela fait du bien. Le spectacle vous fait-il du bien aussi ?
N. de L. : Oui, ce spectacle, il m'a fait un bien fou à deux niveaux. Déjà, dans l'écriture. Toutes les recherches que j'ai faites sur moi, sur les femmes en général, m'ont énormément éclairée, elles m'ont fait faire un gros chemin sur moi-même. Il y a même un moment où j'ai dû suspendre l'écriture parce que ça a occasionné des prises de conscience personnelles tellement fortes que j'avais besoin de faire ce travail-là pour moi, avant de pouvoir en faire un objet artistique et universel. Quand j'ai repris l'écriture, c'était encore plus solide et encore plus assumé, donc c'était super. Le deuxième bénéfice qui est hallucinant, c'est quand je le joue. Parce qu'effectivement, les réactions sont dingues. Vraiment, les gens rient, applaudissent, mais il y a un côté militant. Il y a des commentaires, il y a de l'émotion. Il y a des gens qui reviennent pour la deuxième ou troisième fois, donc qui connaissent certaines des chorégraphies et des paroles. Je me sens tellement utile. Vraiment, hyper souvent, je me dis "OK, je peux mourir. J'ai servi à quelque chose."
![Noémie de Lattre : "A 40 ans, je me suis enfin posé la question du plaisir" 2 noemie de lattre 1688723513](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2023/12/noemie_de_lattre_1688723513-682x1024.jpeg)
L'harmonie des genres, Théâtre des Mathurins à Paris et en tournée à Lyon, Bordeaux, Lille…