Elle est ce qu’on appelle une « artiste engagée » – à moins que ça ne soit l’inverse, finalement. À la fois musicienne, styliste, modèle, militante féministe et antiraciste, la chanteuse Thérèse bouscule la scène française avec son premier EP solo, Rêvalité, un opus électro-pop mâtiné de hip-hop, où se mêlent intime et politique.
Causette : On vous découvre aujourd’hui en tant qu’artiste solo, mais vous avez bien d’autres casquettes. Quel a été votre parcours ?
Thérèse : J’ai travaillé plusieurs années chez Kenzo, après avoir fait une prépa, une école de commerce… La route toute tracée vers les études d’une fille aînée d’immigrés. J’adorais mon métier, mais, arrivée à 28 piges, je ne savais plus pourquoi je me levais. J’ai fait un virage à 360 degrés : j’ai été bénévole dans un squat de migrants, j’ai commencé mon projet musical au sein du groupe La Vague et, une chose en amenant une autre, le stylisme m’a rattrapée. À côté de ça, j’interviens auprès d’associations, dans des écoles – pour parler de mon parcours, d’universalisme, de féminisme, de sexualité… – ou lors de tables rondes, comme celle que j’ai organisée en avril avec Bonjour Minuit, à Saint-Brieuc, sur les artistes invisibilisés.
Qu’est-ce qui vous a décidé à vous lancer en solo ?
Thérèse : Ça faisait trois ans et demi qu’on avait monté La Vague, les choses étaient tranquillement lancées. Puis arrive le premier confinement et là, pause ! Je me suis mise à Ableton [un logiciel de composition musicale, ndlr] et je me suis lancé un défi : “Tu fais un son par jour, pendant une semaine.” Ensuite, les choses ont été très vite : Adam Carpels (producteur et beatmaker lillois) a travaillé avec moi sur tout le projet, mon label a aimé, et le premier single T.O.X.I.C est sorti en juillet 2020, puis La Vague s’est arrêtée.
Depuis vos débuts, vous travaillez avec un label indépendant (La Couveuse). Est-ce un concours de circonstances ou un choix assumé ?
Thérèse : Au-delà du coup de foudre humain avec mon label, ça a été une vraie volonté artistique de ne pas aller vers une major dans un premier temps, car je me disais : “De toute façon, il est probable qu'à 35 piges, pour plein de raisons, je ne les intéresse pas. » L’avantage de mon âge – que j’annonce volontiers en live ou dans les interviews -, c’est le vécu et l’expérience. Je sais mieux ce que je veux, qui je suis : en termes de caractère, mais aussi en termes de liberté de ton et de parole que je ne veux pas lisser. Je pense que je ferai des rendez-vous en major quand j’estimerai mon projet suffisamment installé dans le paysage musical, dans le but de mettre en place une collaboration artistique et financière, pour aider à porter ma vision.
Aujourd’hui j’ai choisi une équipe qui soutient mon projet et mon discours. Pourtant, je travaille avec une femme et une majorité d’hommes cis. Et quelque part, c’est aussi ce que j’ai envie de dire aux gens : oui c’est possible, oui il y a des gens bien, qui soutiennent les femmes qui ont envie de dire des choses. C’est ça pour moi aussi le féminisme aujourd’hui : dénoncer, certes, mais également trouver ses allié·es et non chercher des ennemis là où il n’y en a pas.
« Je n’ai aucun problème avec le fait d’être UNE porte-parole parmi d’autres. C’est pour ça que je veux encourager d’autres voix à s’exprimer. Ça permet d’enrichir le débat et de diluer la responsabilité »
Dans vos chansons, vous évoquez à la fois des sujets introspectifs et des questions plus politiques, notamment dans Chinoise ?. Dans quelle mesure vos engagements nourrissent-ils votre musique ?
Thérèse : Jusque-là, je n’assumais qu’à moitié l’idée de faire de la pop quelque chose de politique. J’ai longtemps culpabilisé de ne pas arriver à choisir entre mes activités de musicienne, de styliste et de « militante ». Aujourd’hui, j’assume d’être tout ça à la fois. De toute façon, quoi que tu fasses en tant qu’artiste, ce sera toujours politique – ne rien dire ou continuer de véhiculer des clichés, par exemple, c’est aussi une prise de position – que tu en aies conscience ou non.
Dans mon cas, ce n’est même pas une volonté, un calcul : j’ai été traversée toute ma vie par des questions sociétales de par mon parcours. Mais une partie de mes chansons est plus de l’ordre de l’intime, du psychologique. Parce que mon parcours s’est construit sur ces allers-retours permanents entre le collectif et l’individuel. Et je veux garder cette liberté-là, sans qu’on m’enferme uniquement dans un rôle de porte-parole.
Vous craignez d’être assignée à ce rôle ?
Thérèse : C’est un risque. Aujourd’hui, il y a peu de femmes françaises d’origine asiatique dans l’industrie de la musique. Et je sais que, parfois, on va m’interroger un peu pour ça. Il s’avère que j’ai des choses à dire sur la question, donc j’en suis ravie. En revanche, le risque, c’est de devenir une sorte d’« Asiat de service ». Moi, j’ai envie d’être là pour ce que je suis, dans mon entièreté. Il faut faire attention au « tokenisme » [en gros, le fait de mettre en avant une personne issue d’une minorité pour paraître inclusif, sans remettre en question les mécanismes de discriminations]. Après, je n’ai aucun problème avec le fait d’être UNE porte-parole parmi d’autres. C’est pour ça que je veux encourager d’autres voix à s’exprimer. C’est là que ça devient intéressant. Ça permet d’enrichir le débat et de diluer la responsabilité.
Comment vivez-vous cette responsabilité, justement ?
Thérèse : Quand j’ai écrit Chinoise ?, je me suis posée beaucoup de questions. J’avais peur que les communautés asiatiques de France (et même les autres) se sentent heurtées par ma vision des choses. “Et si les gens ne se reconnaissaient pas dedans ? Et s’ils trouvent ça trop vulgaire?” À un moment, je me suis dit : “Enlève-toi cette responsabilité, tu écris en tant que Thérèse.” En parallèle, j’ai fait pas mal d’interventions dans des médias avec ma casquette de « militante » : là, je ne parlais pas au nom de Thérèse, mais au nom d’un groupe. Ce n’est pas toujours facile de trouver l’équilibre, mais aujourd’hui, j’ai le sentiment de mieux y arriver.
Vous dites regretter un certain « repli des luttes », où les safes places conduisent à « l’entre-soi ». Quel est votre idéal militant ?
Thérèse : Ça peut sembler naïf, mais je ne milite pas spécialement pour les femmes, les Asiats ou les bis : je me bats avant tout pour la liberté. Je suis une pragmatique optimiste, une libérale modérée et humaniste, pour résumer. Et ce que je veux, surtout, c’est que les gens se parlent. On est dans une époque où on clame beaucoup les différences – ce qui est une bonne chose, parce qu’il faut pouvoir les nommer pour faire progresser les droits des uns et des autres. En revanche, il ne faut pas nous limiter à ces circonscriptions, sinon on s’enferme vite. Les étiquettes deviennent de plus en plus fines et séparent les gens en groupuscules de plus en plus petits. Mais où est-ce qu’on va, dans tout ça ?
Finalement, mon idéal, ce serait que ce qu’on appelle « militant » dans la société actuelle soit simplement considéré comme un comportement ordinaire, car tout cela me paraît normal. J’en reviens donc à ça : parlons-nous, impliquons-nous ! D’où cette série de tables rondes que j’ai créée, d’où ces lives Instagram, « Si on se parlait?”. J’ai envie de discuter avec des gens qui ont des idées différentes des miennes. Et ça me tient à cœur de montrer qu’on peut trouver beaucoup plus de « commun » entre nous que ce qu’on croit.
Retrouvez Thérèse dans Causette n° 123, actuellement en kiosques.