Delia Who, une musi­cienne géniale et… spoliée


Delia Derbyshire, précurseuse de la musique électronique, a travaillé avec Yoko Ono ou Paul McCartney et, surtout, a composé le générique de la mythique série Doctor Who – sans jamais en être créditée de son vivant.

delia derbyshire radiophonic workshop 1965
© BRIAN HODGSON

« Ma passion pour les sons abstraits est venue des sirènes de raids aériens pendant le Blitz. » Cette introduction à la musique un peu brutale définit parfaitement Delia Derbyshire et son approche du quatrième art. Cette inspiration singulière fera d’elle la créatrice anonyme du générique iconique de la série télévisée britannique Doctor Who en 1963. Mais bien avant d’atteindre l’univers de la science-fiction, Delia, née en 1937 à Coventry, étudiera à Cambridge les mathématiques et la musique. Diplôme en main, elle abandonne les maths pour les partitions.

Kara Blake, réalisatrice du documentaire The Delian Mode en 2009, détaille ses premiers pas dans le monde du travail : « Elle a dû faire face aux barrières du genre, les femmes n’étaient pas prises au sérieux dans le monde de la musique. Le label Decca Records refuse sa candidature, car il n’emploie pas de femme pour leurs studios d’enregistrement. » À 24 ans, c’est finalement au Radiophonic Workshop (le département sonore expérimental) de la BBC qu’elle commence sa carrière, en 1962. Créé par une autre précurseuse, Daphne Oram, ce cabinet de curiosités compose des effets spéciaux sonores pour la radio et la télévision britanniques. Avant l’invention des synthétiseurs, c’est aussi le royaume de la débrouille.

Professeur en musicologie à l’université du Nevada et auteur du livre La Création et l’Héritage du BBC Radiophonic Workshop 1, Louis Niebur en donne un exemple : « Derbyshire enregistrait un son – une cloche, le bruit du vent –, l’accélérait ou ralentissait. Il fallait ensuite découper et coller ces courts extraits sur une bande magnétique interminable. Un son de dix secondes pouvait prendre deux mois à façonner ! » Ce travail méticuleux et chronophage va rapidement produire un morceau intemporel.

« Elle écrit de la musique comme une mathématicienne, on dirait des impressions en trois dimensions »

Caro C, musicienne et cocréatrice du festival Delia Derbyshire Day

En novembre 1963, les Britanniques contemplent un ovni télévisuel avec le premier épisode de Doctor Who 2. La série de science-fiction de la BBC suit les aventures et les voyages dans le temps dudit docteur, et devient rapidement une émission culte. La musique bizarroïde, atypique, du générique n’est pas étrangère au succès des épisodes.

Qui se cache derrière ces sons sortis tout droit d’un film d’horreur ? Cela dépend des versions. Le compositeur australien Ron Grainer est chargé par la BBC d’écrire la chanson-titre. Après avoir visionné le générique, il transmet au Radiophonic Workshop un squelette de la chanson et quelques suggestions pour qu’ils composent et jouent les arrangements. Ses instructions sont assez floues, comme le rapporte Louis Niebur dans son livre : « La musique doit ressembler à des bulles de vent et des nuages. »

BBC 2 2
© BBC ARCHIVE
Partitions très précises

Pas effrayée par ces informations cryptiques, Delia Derbyshire est désignée pour résoudre l’équation. Lors de ces expérimentations, la jeune femme se sert de son bagage universitaire pour composer. « Lorsque l’on consulte ses archives, toutes ses partitions sont extrêmement précises et calculées. Elle écrit de la musique comme une mathématicienne, on dirait des impressions en trois dimensions », explique Caro C. Cette pro de l’électro, elle-même musicienne, a cocréé le Delia Derbyshire Day (DD Day), un festival qui veut célébrer et transmettre le travail de l’artiste. Quant au générique de Doctor Who, elle le définit comme « complexe et un peu étrange. Derbyshire joue beaucoup sur l’atmosphère qu’elle crée. La mélodie a une fonction principale : accompagner et appuyer les images. »

Après avoir jonglé entre oscillateurs, bruit blanc et notes de cordes passées à la moulinette, le morceau est présenté à Grainer. Impressionné, le compositeur ne reconnaît pas sa mélodie initiale et demande si c’est vraiment sa musique. Il propose de partager les droits d’auteur, mais les règles de la BBC l’en empêchent. « Que ce soit des femmes ou des hommes, c’était toujours le Radiophonic Workshop qui était crédité », explique Louis Niebur.

Malgré le travail fourni par Derbyshire, seul le nom de Ron Grainer apparaît donc au générique des épisodes. Et pour le professeur de musicologie, ce n’est pas un détail : « Sa vie aurait été très différente comme musicienne créditée pour Doctor Who. Après ce succès, Grainer a pu composer des comédies musicales et des bandes originales de films par exemple. » D’autant plus que la série de science-fiction, la plus longue de l’histoire, conservera l’essence du générique originel au fil de ses 39 saisons.

« Elle était un pur produit de son époque, certains de ces morceaux étaient très psychédéliques dans les années 1960 »

Caro C

Delia Derbyshire continue malgré tout de travailler à l’Atelier de la BBC où elle s’illustre par sa créativité. Selon Caro C, « elle était un pur produit de son époque, certains de ces morceaux étaient très psychédéliques dans les années 1960. Elle se libérait peu à peu des règles de la musique occidentale ». La Géo Trouvetou des studios utilise ainsi de plus en plus de non-instruments. Pour la réalisatrice Kara Blake, le meilleur exemple est « un abat-jour en métal. C’est un objet du quotidien dont elle tire des sons fantastiques grâce à son talent ». En le faisant tinter puis en modifiant l’enregistrement, elle obtient un écho inquiétant que l’on peut entendre au début du morceau Blue Veils and Golden Sands.

Sollicitée pour “Yesterday”

Ces expérimentations ne laissent pas indifférent le Swinging London, puisqu’elle réalisera la bande-son d’un court-métrage de Yoko Ono. Et même si on n’en connaît pas le résultat, il est certain que Paul McCartney lui a demandé un accompagnement électronique pour Yesterday des Beatles. Une petite revanche pour elle, qui se souvient « du cynisme des gens concernant la musique électronique. [Elle a] montré qu’ils avaient tort ». D’autant plus qu’elle ne devait rester au Workshop que quelques mois, la direction de l’atelier craignant que la musique électronique n’affecte le cerveau des employés.

La musicienne travaille de plus en plus en dehors du Radiophonic Workshop, et de la BBC, comme l’illustre son premier groupe : White Noise. Avec deux autres savants fous de l’électronique, elle sort en 1969 un album, An Electric Storm, « la consécration de sa créativité », selon le professeur de musicologie Louis Niebur. Le succès commercial est quasi inexistant, mais le disque devient culte dans les milieux underground. Pour Kara Blake, « il s’agit de son héritage. Elle a posé les bases de l’expérimentation musicale, car elle était obligée de trouver de nouvelles techniques d’enregistrement ». Désillusionnée par l’arrivée des synthétiseurs et épuisée par les délais imposés par la BBC, elle quitte le monde de la musique en 1973.

Unit Delta Plus studio 2
© DR

Si le nom de Delia Derbyshire resta relativement inconnu au cours du XXe siècle, les années suivantes changent la donne. À sa mort en 2001, ses archives personnelles sont déplacées à la bibliothèque universitaire de Manchester où la musicienne Caro C découvre la richesse de son œuvre. Elle crée le Delia Derbyshire Day (DD Day) en 2012 et organise la première édition du festival l’année suivante. Pour elle, le but est de « se plonger dans le passé pour utiliser sa musique et regarder vers le futur. Mais aussi soutenir les artistes féminines qui souhaitent exploiter les archives de Delia ». Le DD Day se déplace également dans les écoles autour de Manchester pour des ateliers d’éveil musical où les enfants peuvent créer « sans aucune règle, à l’image de Delia ».

Tandis que des musiciens actuels (Aphex Twin, Boards of Canada) revendiquent son influence, un film de la BBC 3 et un autre sur huit pionnières, dont elle fait partie 4, sont sortis durant les deux dernières années.Et cinquante ans après le premier épisode, son nom fut enfin crédité au générique de Doctor Who.

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