Entretien avec la violoniste et musicologue qui fait paraître le livre Musiciennes de légende, rendant grâce à des figures oubliées par l'Histoire.
Elle connaît la musique, Marina Chiche. A double titre puisqu’elle la pratique, étant une violoniste soliste de carrière internationale, mais aussi parce qu’elle est diplômée de musicologie et arpente ce domaine avec passion depuis des années. C’est ainsi que, croisant sa curiosité insatiable et son féminisme résolu, elle a sorti de l’ombre des femmes interprètes et musiciennes de grands talents, dont l’Histoire, écrite là encore par des hommes, n’a pas retenu les noms. Marina Chiche leur rend la place qui leur revient dans un livre magnifique et émouvant, Musiciennes de légende. Causette l’a rencontrée.
Causette : C’est en travaillant sur des émissions pour France musique que vous avez rencontré toutes ces femmes étonnantes ?
Marina Chiche : En effet, en 2019 j’ai produit une série d’émissions sur la violoniste Ginette Neveu, à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance. C’est l’une des rares femmes à figurer dans le « Panthéon » officiel des grand·es violonistes. Je voulais consacrer l’une de ces émissions à ses consœurs. Honnêtement je craignais ne pas avoir assez de matière.Mais au fil des jours, mes recherches se sont déployées, des interprètes incroyables ont émergé, et j’ai découvert des pépites. Ça demande des efforts, d’une documentation très éparse, d’enregistrements ou d’archives de concerts rares.Quant aux livres de référence sur les grand·es interprètes, les violonistes y sont la plus part du temps regroupées en bloc dans un chapitre collectif.
Vous avez eu matière à remplir votre émission du coup ?
M.C. : Et même plusieurs ! (Rire) J’en ai fait une « saison 2 » de ma série d’émissions l’été suivant, sur les traces des grandes violonistes .J’ai diffusé des morceaux qui ont fait réagir énormément les auditeurs et auditrices, et même des collègues musiciens et musiciennes, qui connaissent très bien ce domaine, et qui pourtant ont été époustouflé·es par la qualité de ses interprètes, totalement méconnues.
Vous dites aussi que lorsqu’elles sont reconnues, les musiciennes sont vite catégorisées …
M.C. : En effet, elles sont toujours ou désexualisées, ou très érotisées. On les met en scène comme des « nones de la musique » ou au contraire des sex-symbols comme Anne-Sophie Mutter. C’est pour cette raison que j’ai tenu à regrouper des femmes aux destins multiples, et qui se sont emparés de leur art et de leur vie de femme avec des approches différentes. Il y a toujours eu quelque chose de complexe dans la perception de la société envers elles. Longtemps, on a eu du mal avec le corps de la musicienne sur scène, cela dérangeait d’un point de vue moral, un corps « exhibé » mu par une gestuelle vigoureuse, cela faisait « mauvais genre »… Ces musiciennes sont gênantes parce qu’elles dégagent beaucoup d’énergie, de virtuosité. « Elle joue comme un homme ».Très souvent les gens qui viennent me voir à la fin de mes concerts font référence à ma façon de jouer « très puissante », qui les étonne de la part d’une femme. Je sens que ça déstabilise. En revanche, tout est moins compliqué quand on est une jeune musicienne. La fille prodige est un personnage très apprécié. Mais quand elle devient une femme, moins adaptable, moins silencieuse, ça se gâte ! Il existe aussi un enjeu de domination venant des chefs d’orchestre. Comme pour les actrices avec les réalisateurs, une relation de séduction se crée, très ambiguë parfois.
Après #MeToo, depuis la vague féministe qui touche pratiquement tous les domaines de la société, les choses n’ont pas évolué ?
M.C. : J’ai été particulièrement par une phrase d’Erica Morini [Une violoniste américaine du XXème siècle, ndlr.] qui disait à la fin de sa vie que les managers n’ont jamais pu croire qu’une femme puisse être aussi douée, voire meilleure qu’un homme. Cette phrase a résonné pour moi et m’a renvoyée à des expériences personnelles, des festivals où j’étais la seule femme musicienne invitée.
Mais cette situation remonte à loin. Lors de mes recherches j’ai découvert l’introduction de quotas pour limiter le nombre de femmes dans les classes de cordes au conservatoire de Paris en 1903 (officiellement pour stopper « l’envahissement progressif » par les femmes). J’ai aussi été estomaquée par les dates de l’intégration des femmes dans l’orchestre, qui a longtemps été un bastion exclusivement masculin avec des cas extrêmes : 1982 pour l’orchestre philharmonique de Berlin, 1997 pour l’orchestre Philharmonique de Vienne. D’autre part j’ai été saisie par les chiffres de l’enquête de l’AFO de 2018 (Association Française des Orchestres) qui montre qu’il n’y a toujours que 5% de femmes en poste de direction d’orchestres (chef permanent) et seulement 28% de solistes féminines programmées en soliste avec les orchestres français !
On est donc encore loin de la parité ?
M.C. : En effet, si les choses bougent enfin pour les femmes en direction d'orchestre, la question n’est même pas encore posée consciemment pour la programmation des solistes en France. Ainsi, dans Le Figaro, le critique Christian Merlin a écrit une tribune pour dénoncer le fait que ce sont toujours les même grands interprètes français – pianistes, violonistes etc – qui sont programmés dans les salles parisiennes. Il a raison et l’article a fait du bruit dans le milieu. Mais ce qui m’a fait sourire – amèrement – c’est que ni lui ni personne n’a relevé que ce sont tous des hommes !
Y aurait-il un déficit d’interprètes féminines ?
M.C. : Pas du tout, le vivier est là et la relève est prête aussi. Les États-Unis sont proactifs dans le domaine de la musique classique en ce qui concerne l’inclusion, l’intégration des musiciens de toutes origines. Là c’est difficile, car la relève n’est pas forcément au rendez-vous. Et pourtant des efforts sont faits. Il y a une volonté politique. En France dans les classes des conservatoires, comme dans le monde entier, les filles sont très présentes et performantes. Il est temps que les femmes soient représentées à leur juste place.
Aujourd’hui 21 Décembre à 15h : Rencontre-signature avec Marina Chiche à la médiathèque Centre-ville de Saint Denis dans le cadre de « Bel Hiver », en collaboration avec le festival de musique de Saint Denis.
Autres rendez-vous : les 7 et 8 janvier, concerts en soliste avec l’orchestre du conservatoire de Strasbourg à l’auditorium de la Cité de la musique et de la danse. Le 2 févier 2022 à 20h, récital violon solo dans la sacristie du Collège des Bernardins. Et tous les 15 jours dans l’émission « Par Jupiter » sur France Inter.
![Marina Chiche : « En musique classique, le chemin vers la parité est encore long » 2 thumbnail Couv MusiciennesLegende 1](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/12/thumbnail_Couv-MusiciennesLegende-1-846x1024.jpg)
Musiciennes de légende – De l'ombre à la lumière, Editions First, 179 pages, 21,95 euros.