Marilyn French
© The Estate of Marilyn French

“Toilettes pour femmes”, le best-​seller fémi­niste oublié de Marilyn French est réédité

Réédité chez Robert Laffont en for­mat poche ce jeu­di, Toilettes pour femmes est un monu­ment de la fic­tion fémi­niste amé­ri­caine, ven­du à 20 mil­lions d’exemplaires à tra­vers le monde à sa sor­tie en 1977. Son autrice, Marilyn French, est aujourd’hui injus­te­ment oubliée.

“Mira se cachait dans les toi­lettes des dames. C’était comme ça qu’elle les appe­lait, même si quelqu’un avait grat­té le mot dames de la plaque de la porte et réécrit femmes en des­sous. Elle les appe­lait comme ça depuis trente-​huit ans par habi­tude, et jusqu’à ce qu’elle voie la bif­fure sur la porte, cela ne l’avait jamais inter­pel­lée.” Ainsi com­mence Toilettes pour femmes, roman-​fleuve et cho­ral publié en 1977 aux États-​Unis et, dans la fou­lée, dans de nom­breux pays du monde. Son héroïne Mira Ward, issue de la middle class amé­ri­caine des années 1950, inter­rompt comme tant d’autres femmes de son époque ses études lorsqu’elle tombe enceinte, lais­sant à son mari Norm les cou­dées franches pour deve­nir méde­cin. Un grain de sable dans les rouages de l’entente du foyer – Norm refuse de prê­ter de l’argent à Mira pour aider une amie en dif­fi­cul­té – va grip­per la machine mari­tale bien hui­lée et entraî­ner la jeune femme sur les routes tor­tueuses de l’émancipation fémi­nine. Sur son che­min, Mira croise une mul­ti­tude d’autres femmes – Valérie, Isolde, Martha, Nathalie, Ava, Clarissa… – elles aus­si confron­tées aux car­cans patriar­caux et qui emprun­te­ront la voie soro­rale pour s’en affran­chir. Malgré – et grâce à – son pro­pos poli­tique, ce pre­mier roman va deve­nir très vite un immense suc­cès d’édition mon­dial en cette fin des seven­ties, avec 20 mil­lions d’exemplaires écou­lés en Amérique du Nord et en Europe lors de la parution.

“Lorsque The Women’s Room est publié, Marilyn French est pro­fes­seure de lit­té­ra­ture dans une uni­ver­si­té jésuite du Massachusetts”, raconte la pro­fes­seure de lit­té­ra­ture et spé­cia­liste de l’autrice, Stephanie Genty, à Causette. Celle qui lui a consa­cré une thèse reprend : “En choi­sis­sant la fic­tion et le genre roma­nesque, cette fémi­niste convain­cue va atteindre un public beau­coup plus large que celui ren­con­tré par les livres fémi­nistes théo­riques de l’époque.” Née en 1929 à Brooklyn dans une famille de la classe moyenne d’ascendance polo­naise par sa mère, Marilyn Ewards se marie en 1950 avec un cer­tain Robert M. French, tout en tra­vaillant pour pour­suivre ses études en phi­lo­so­phie et lit­té­ra­ture anglaise à l’université d’Hofstra (État de New York). Elle y sera pro­fes­seure de 1964 à 1968. Entre-​temps, choix encore ico­no­claste, cette mère de deux enfants divorce en 1967 et reprend ses études à Harvard, où elle décroche avec sa thèse consa­crée à l’œuvre de James Joyce un doc­to­rat à 43 ans. Nous sommes alors en 1972 et French débute cette même année la rédac­tion de Toilettes pour femmes.

Livre-​miroir

De prime abord, explique Stephanie Genty, le roman pour­rait s’apparenter au genre des mad hou­se­wife novels (“romans de femmes au foyer au bord de la crise de nerfs”), qui se déve­loppe à l’époque et a pour figure de proue Diary of a Mad Housewife, de Sue Kaufman, publié en 1967. Mais “si ces mad hou­se­wife novels sont pro­to­fé­mi­nistes, Toilettes pour femmes va bien plus loin”, observe Stephanie Genty, puisqu’il dénonce non pas la situa­tion d’une femme par­ti­cu­lière mais bien, à tra­vers le des­tin de dizaine d’entre elles, tout un sys­tème d’inégalités. De fait, les femmes de fic­tion de French, d’abord aux prises avec la cruau­té d’un quo­ti­dien sans hori­zon puis, au fil du roman, déter­mi­nées à reprendre leur vie en main, per­mettent à l’autrice de dire tout le mal qu’elle pense du poids des conven­tions sociales, du mariage, du tra­vail domes­tique, du peu de consi­dé­ra­tion que la socié­té porte aux par­tu­rientes ou encore de la faci­li­té avec laquelle cette même socié­té les exclut du champ du res­pec­table quand elles osent se rebel­ler. “Le roman de Marilyn French est inédit, car l’autrice veut démon­trer la mul­ti­pli­ci­té des expres­sions de l’oppression des femmes, qu’elle soit phy­sique, sociale, psy­chique ou encore éco­no­mique, déve­loppe Stephanie Genty, pour qui Toilettes pour femmes s’inscrit en fait dans le cou­rant lit­té­raire natu­ra­liste né en France au XIXe siècle dans le sens où toute l’histoire est vrai­sem­blable et “per­met de faire pas­ser un mes­sage poli­tique” sub­ver­sif contre le patriar­cat. D’ailleurs, pour Stephanie Genty, le pré­nom de l’héroïne n’a rien du hasard : Mira, c’est “regarde” en espa­gnol. “Ce livre, c’est un miroir que l’autrice tend à la socié­té.” De quoi plaire à une cer­taine frange de la popu­la­tion amé­ri­caine prompte à contes­ter l’ordre éta­bli dans ces années post-​hippies à l’ébullition fémi­niste… mais aus­si de quoi défri­ser un pays encore lar­ge­ment empreint de religion !

Finalisé en 1976, l’ouvrage est remis dans les mains de la redou­table agente lit­té­raire Charlotte Sheedy, qui a, au cours de sa car­rière, accom­pa­gné d’autres autrices fémi­nistes telles qu’Audrey Lorde ou Eve Ensler. Charlotte Sheedy par­vient à convaincre l’éditeur Jim Silberman, un habi­tué des causes pro­gres­sistes – il par­ti­ci­pe­ra au suc­cès lit­té­raire de James Baldwin – autant que des prises de risque édi­to­riales – il publie­ra éga­le­ment les pre­miers ouvrages de jour­na­lisme gon­zo de Hunter S. Thompson. Silberman voit dans le texte de French “la contes­ta­tion du pou­voir” des hommes sur les femmes, comme il per­çoit peut-​être son futur suc­cès popu­laire : avec sa langue pré­cise et sans chi­chi, le roman embarque son·sa lecteur·rice sans aucune dif­fi­cul­té. En paral­lèle et avant même la publi­ca­tion du roman, Charlotte Sheeby s’active pour que ça marche. “Elle s’identifiait tel­le­ment à ce récit qu’elle a mis énor­mé­ment d’énergie dans sa pro­mo­tion”, retrace Stephanie Genty. L’agente vend les droits à Hollywood pour une adap­ta­tion en télé­film et fait mon­ter les enchères auprès des mai­sons d’édition euro­péennes pour les tra­duc­tions “à des prix ver­ti­gi­neux pour l’époque”, sou­ligne Stephanie Genty, en France notam­ment. Surtout, elle bom­barde le milieu lit­té­raire sus­cep­tible d’être tou­ché par les idées de French de manus­crits pour “créer le buzz avant la publi­ca­tion”. Une réus­site, là encore : lors de la sor­tie en Grande-​Bretagne, un ban­deau “This book changes lives” signé de l’autrice bri­tan­nique Fay Weldon peut être appo­sé sur la couverture.

Phénomène popu­laire

Et c’est ain­si qu’un par­cours de late bloo­mer (“flo­rai­son tar­dive”) s’offre à Marilyn French, qui entre avec fra­cas sur la scène lit­té­raire à 48 ans. Car le suc­cès est immé­dia­te­ment au rendez-​vous et la pré­dic­tion de Fay Weldon se réa­lise : Toilettes pour femmes change des vies. Elles sont des cen­taines à écrire à l’autrice pour la remer­cier d’avoir posé des mots sur ce qu’elles ne savaient expri­mer ni com­prendre d’ailleurs si elles pou­vaient s’en plaindre, l’une d’elles lui deman­dant par exemple : “Comment connaissez-​vous ma vie ?” Les lec­trices par­ti­cipent elles-​mêmes à la pro­mo­tion du livre, à tra­vers le bouche-​à-​oreille ou en invi­tant d’autres femmes à le lire grâce au cour­rier des lec­trices des magazines. 

Malgré cette effer­ves­cence, Marilyn French ne pour­ra pas comp­ter sur la cri­tique, qu’elle soit uni­ver­si­taire ou média­tique. Celle-​ci boude le roman, “qui n’est pas consi­dé­ré comme de la ‘haute lit­té­ra­ture’ par les uni­ver­si­taires et est bien trop polé­mique et enga­gé pour les jour­na­listes”, ana­lyse Stephanie Genty. Un revers pour l’autrice, qui goûte avec un plai­sir non feint à sa nou­velle célé­bri­té popu­laire, puis s’attelle à obte­nir la recon­nais­sance de ses pairs en publiant plu­sieurs ouvrages fémi­nistes théo­riques, en paral­lèle d’autres romans, qui n’égaleront jamais le suc­cès de Toilettes pour femmes.

Jamais rema­riée, répu­tée dif­fi­cile de carac­tère et grosse fumeuse, Marilyn French a gar­dé tout au long de sa vie un regard vigi­lant, très actuel et tou­jours per­ti­nent sur la condi­tion des femmes, comme le démontre une pré­face rédi­gée en 2006 pour une nou­velle édi­tion de son roman phare, dans laquelle elle conspuait à tour de bras les reli­gions, l’impunité des vio­leurs ou encore le male gaze omni­pré­sent dans les repré­sen­ta­tions cultu­relles. À la fin, elle écri­vait : “Lorsqu’on m’a deman­dé, en 1977, ce que je sou­hai­tais pour Toilettes pour femmes, j’ai répon­du que je rêvais d’un monde où per­sonne ne com­pren­drait le livre, parce que les femmes et les hommes auraient trou­vé le moyen de vivre ensemble en bonne intel­li­gence”, et de conclure qu’on en était encore loin. Elle s’éteint en 2009 dans une rela­tive indif­fé­rence, mal­gré les fem­mages appuyés du cercle des fémi­nistes amé­ri­caines, au pre­mier rang des­quelles Gloria Steinem, grande amie de l’autrice.

"Le livre qui a fait entrer le fémi­nisme dans les foyers"

Presque un demi-​siècle après la publi­ca­tion de Toilettes pour femmes, l’autrice et son œuvre sont injus­te­ment mécon­nues des géné­ra­tions actuelles, mal­gré l’incroyable regain du fémi­nisme de ces der­nières années. En ce sens, la publi­ca­tion, jeu­di 21 mars, d’une nou­velle tra­duc­tion fran­çaise par Philippe Guilhon et Sarah Idrissi dans la col­lec­tion Pavillons Poche de Robert Laffont est une revanche méri­tée pour ce livre qua­si oublié et tou­jours d’une grande acui­té. De son côté, Stephanie Genty cherche à faire édi­ter aux États-​Unis une bio­gra­phie de Marilyn French, aux côtés de la famille de l’autrice et de… Charlotte Sheeby, tou­jours en poste pour de nou­velles aven­tures féministes. 

Aux yeux de l’universitaire ins­tal­lée en France, Toilettes pour femmes est, plus qu’un best-​seller, un phé­no­mène social qui “a fait entrer le fémi­nisme à l’intérieur des foyers amé­ri­cains”. “Il y a un avant et un après, observe-​t-​elle. On com­pare sou­vent The Women’s Room avec Roots, d’Alex Haley, qui a vrai­ment fait date pour la popu­la­tion noire amé­ri­caine. Dans les deux cas, ces livres ont per­mis par la fic­tion une prise de conscience poli­tique pour le plus grand nombre.” Comme si sans roman popu­laire pour les trans­mettre, il est pos­sible que les théo­ries des meilleurs essais poli­tiques – ou des plus rageux mani­festes – res­tent à jamais confidentielles.

Couv Toilettes pour femmes

Toilettes pour femmes, de Marilyn French, tra­duit de l’anglais (États-​Unis) par Philippe Guilhon et Sarah Idrissi. Pavillons Poche/​Robert Laffont, 704 pages, 13,50 euros. Sortie le 21 mars.

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