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© Editions Gallimard, © Editions Actes Sud, © Edtions Le Tripode

“L’imposture”, “Belette”, “L’honorable col­lec­tion­neur” : nos recos lec­ture de printemps

Une gamine fonce à bicy­clette pour fuir les coups de son père. Un petit Kosovar tra­verse les fron­tières et fait décou­vrir le goût unique de l’amitié à un gar­çon soli­taire. Et une gou­ver­nante écos­saise fran­chit les siècles, les bar­rières de classe et de genre pour nous ensei­gner les rouages de l’histoire. Trois conteuses enga­gées ouvrent l’horizon de ce printemps.

L’imposture, de Zadie Smith

(Trop) long­temps sur­nom­mée “l’enfant pro­dige de la lit­té­ra­ture bri­tan­nique”, Zadie Smith passe défi­ni­ti­ve­ment dans la cour des (très) grand·es. Déjà autrice de cinq romans, dont l’immense De la beau­té, lar­ge­ment salué, et de plu­sieurs essais, lau­réate de prix lit­té­raires pour une œuvre qui renou­velle la pen­sée et l’imaginaire sur les mino­ri­tés eth­niques, sociales et de genre, l’écrivaine publie aujourd’hui son pre­mier roman his­to­rique, ins­pi­ré de faits réels, L’Imposture.

On y ren­contre Eliza Touchet, veuve d’une soixan­taine d’années (ayant véri­ta­ble­ment exis­té), cou­sine et gou­ver­nante d’un roman­cier du même âge nom­mé William Ainsworth. L’histoire se déroule dans l’Angleterre vic­to­rienne des années 1870 au moment où éclate l’affaire Tichborne, qui agite tout le pays. Il s’agit d’un feuille­ton judi­ciaire. Un bou­cher, qui se fait appe­ler Roger Tichborne, pré­tend être le fils et héri­tier nau­fra­gé de Lady Tichborne, aris­to­crate et grande for­tune jamaï­caine. Lady Tichborne, elle-​même, veut voir en Roger son fils dis­pa­ru, mais elle meurt bru­ta­le­ment au cours du pro­cès. Après ce décès, pri­vé de cet appui, Roger Tichborne, avec ses manières de rotu­rier, va cris­tal­li­ser contre lui tout le mépris de classe et l’entre-soi de l’aristocratie anglaise pour finir écra­sé sous un simu­lacre de procès. 

Ce fait divers, qui consti­tue le décor secon­daire du roman, cap­tive les grandes familles bri­tan­niques, dont celle d’Eliza Touchet et de William Ainsworth, qui en débattent à chaque repas. Discrètement enga­gée dans des asso­cia­tions de lutte abo­li­tion­nistes et fémi­nistes, sen­sible à la dis­cri­mi­na­tion de classe dont est vic­time Roger Tichborne, Mrs Touchet est fas­ci­née par cette affaire. La gou­ver­nante dévoile ses cartes au fil des pages et acquiert une ampleur morale, une luci­di­té phi­lo­so­phique et poli­tique qui rendent le vieux William et le reste des per­son­nages qu’elle côtoie de plus en plus minus­cules et gro­tesques. Elle va jusqu’à s’investir direc­te­ment dans l’affaire, en allant inter­ro­ger elle-​même un témoin qui détient – d’après elle – la véri­té sur Roger Tichborne. Et après tout, pour­quoi Eliza, qui relit et doit com­men­ter depuis tant d’années les romans benêts, truf­fés de cli­chés répé­ti­tifs de ce pro­to “boo­mer” qu’est William, ne prendrait-​elle pas la plume à son tour ? 

Zadie Smith concocte ici une comé­die sociale aux accents poli­tiques émi­nem­ment actuels, où l’on retrouve autant de Charles Dickens ou de Virginia Woolf que des Monty Python – à la sauce trum­piste ! Elle tacle les néga­tion­nistes de tout temps, inter­roge les injus­tices sociales qui conti­nuent de trou­ver leur scène la plus élo­quente dans les tri­bu­naux. Et elle démontre à quel point la bêtise crasse d’une époque, le manque de rigueur judi­ciaire et la simple erreur humaine par­ti­cipent à écrire l’histoire. Un roman de génie, émou­vant et hila­rant à chaque ligne qui nous offre un cadeau mer­veilleux en la per­sonne d’Eliza Touchet, ce grand per­son­nage fémi­nin – lar­ge­ment roman­cé par Zadie Smith – sur qui toute lec­trice du XXIe siècle peut désor­mais compter.

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L’imposture, de Zadie Smith, tra­duit de l’anglais par Laetitia Devaux. Galllimard, 543 pages, 24,50 euros.

Belette, de Mye

On tra­verse la Manche pour débar­quer au bord d’une plage grise, ambiance tem­pête bre­tonne, et on enfourche un vélo, en direc­tion de notre temps. C’est ici que l’on tombe nez à nez avec une héroïne de 13 piges, tout de suite irré­sis­tible, qui se fait appe­ler Belette – ou “Belette-​la-​dévale”. Belette, c’est aus­si le nom de ce pre­mier roman, signé Mye, autrice fran­çaise pas­sée par la danse et le théâtre, et paru aux édi­tions Le Tripode. 

En moins de deux cents pages, qui s’avalent comme on dévale une pente à deux roues, Mye raconte la fugue de sa nar­ra­trice, accom­pa­gnée de “Babine”, sa fidèle bicy­clette à qui elle confie tous ses secrets. Ce qu’elle cherche ? Un “bai­ser qui colle” avec Pierre, qu’elle sur­nomme “Fesses-​trop-​hautes”, un vrai bai­ser comme elle en aper­çoit par­fois entre adultes aux coins des rues. Ce qu’elle fuit ? Les upper­cuts de son père et les hur­le­ments de sa belle-​mère. Sa nou­velle com­bine pour ne pas pleu­rer et réus­sir à tas­ser les cha­grins qui s’accumulent dans son “pal­pi­tant” – c’est de cava­ler avec sa Babine en hur­lant dans le vent. “De toute façon, on m’entend pas. Y a que le vent qui prend, qui mou­line avec mon cri en dedans, et qui l’emporte jusqu’à la mer grosse.”

Belette, qui apprend à dire l’indicible, à com­mu­ni­quer et à se lier d’amitié avec les objets, les êtres vivants qui l’entourent, continuera-​t-​elle à rire et à res­ter en roue libre dans sa tête ? Ce roman, qui sera com­pa­ré – à juste titre – à Zazie dans le métro, de Raymond Queneau, pour sa capa­ci­té à déployer une langue de vie et de révolte, est sur­tout une œuvre pro­di­gieu­se­ment ori­gi­nale dont il faut mesu­rer la moder­ni­té. Car c’est l’écriture d’une femme consciente de l’urgence à réin­ven­ter les normes de genre, de classe et de rap­port à la nature. À l’heure du déni cli­ma­tique où toute per­sonne qui conti­nue de crier à la beau­té et à l’amour est soup­çon­née de mar­gi­na­li­té men­tale, ce conte appa­raît comme un guide pour habi­ter ce monde, une aven­ture poé­tique en soi. Il faut oublier tout ce qui existe, tous les mots, toutes les sen­sa­tions et vivre dans le rêve de Belette, entre le métal froid de son vélo, la rudesse du béton et les vibra­tions poi­gnantes de son “pal­pi­tant”.

Couverture Belette CMJN

Belette, de Mye. Le Tripode, 188 pages, 17,90 euros.

L’honorable col­lec­tion­neur, de Lize Spit

On gare Babine dans un coin pour tra­ver­ser les mon­tagnes en direc­tion d’un petit vil­lage à la fron­tière entre la Belgique et les Pays-​Bas. C’est ici que se déroule l’histoire de L’Honorable Collectionneur (Actes Sud), de la roman­cière néer­lan­daise Lize Spit. 

Autrice d’un pre­mier roman sur les jeux cruels de l’enfance inti­tu­lé La Débâcle, deve­nu un best-​seller mon­dial et adap­té au ciné­ma, elle s’intéresse cette fois aux grâces de cette même enfance. Jimmy, 9 ans, se sent seul depuis le divorce de ses parents. Écolier un peu nerd et soli­taire, il s’invente une vie de col­lec­tion­neur de renom­mée inter­na­tio­nale. Le tré­sor auquel il aspire : une col­lec­tion com­plète de “flip­pos” – petites ron­delles de plas­tique à la mode en Belgique dans les années 1990, à l’époque où en France, la ten­dance est aux “pogs”. Jimmy pos­sède déjà près de cinq cents flip­pos. “Sa col­lec­tion, il […] se la remé­mo­rait aus­si sûre­ment que les tables de mul­ti­pli­ca­tion, était capable […] de décrire les yeux fer­més toutes les illus­tra­tions du numé­ro 1 au numé­ro 295.”

La vie de Jimmy bas­cule le jour où Tristan, 11 ans, réfu­gié du Kosovo, débarque dans sa classe. L’institutrice charge Jimmy d’une mis­sion qui devient immé­dia­te­ment plus impor­tante que tous les flip­pos du monde : aider Tristan à s’intégrer et à se sen­tir chez lui. C’est la pre­mière fois que Jimmy a un ami. Les deux copains deviennent insé­pa­rables, Jimmy apprend à Tristan le fran­çais, à comp­ter, à man­ger des Dinosaurus. Il consigne dans un cahier les sou­ve­nirs de guerre – par­fois insou­te­nables – du petit Tristan, son inter­mi­nable tra­ver­sée en bateau et à pied, le ventre vide, les bagarres de son père contre les tra­fi­quants d’êtres humains. 

Mais un jour, la nou­velle tombe : la famille de Tristan se voit refu­ser le droit d’asile, et doit quit­ter le pays. Avec sa grande sœur Jetmira, Tristan orchestre un “plan de sau­ve­tage” pour sa famille, dans lequel Jimmy tient le pre­mier rôle – mais un rôle extrê­me­ment dan­ge­reux. Et ces gamin·es vont trans­for­mer leurs jeux d’enfants en com­bats poli­tiques, lieux où l’héroïsme, l’honneur et le res­pect des pro­messes à la vie, à la mort sont plus éprou­vés que jamais. 

La struc­ture et la langue de ce roman paraissent si simples et joueurs qu’on ne s’attend pas une seconde à res­sen­tir une telle inten­si­té dra­ma­tur­gique. Avec cette ingé­nui­té trom­peuse, Lize Spit alarme le monde sur les jeux cruels aux­quels se prêtent les grands. Une lec­ture inouïe qui s’accroche au cœur et à l’esprit comme une expé­rience de vie.

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L’honorable col­lec­tion­neur, de Lize Spit, tra­duit du néer­lan­dais par Emmanuelle Tardif. Actes Sud, 134 pages, 16 euros.

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