A l'occasion de la sortie de son remarquable nouveau roman Fille, Camille Laurens livre à Causette sa pépite littéraire à elle. LE livre qu'elle aimerait recommander.
Marie Depussé a écrit Dieu gît dans les détails en 1993. Elle y raconte comment elle a découvert, à l’âge de 20 ans, la clinique psychiatrique de La Borde, fondée par Jean Oury et qui reste encore aujourd’hui une référence en matière de psychothérapie institutionnelle. La vie quotidienne et les pensionnaires l’ont si vite charmée, elle s’y est si bien attachée qu’elle a plus tard construit une cabane en lisière du parc, afin de vivre parmi eux.
La Borde est un lieu qu’on peut à juste titre appeler un asile. C’est un beau château qui, précise l’autrice, a « l’air de se foutre d’être un château », entouré d’un grand parc non clos où chacun peut circuler librement. Il abrite des êtres hors normes qui aiment se nommer eux-mêmes des « fous », même s’il y a aussi de simples « boudeurs de la vie », des gens que leur comportement étrange écarte de la société ordinaire. Tous se mêlent aux soignants et aux aidants sans aucune hiérarchie autoritaire. Les décisions y sont prises de façon collective, les relations empreintes de bienveillance sont fondées sur la parole, l’écoute et le respect.
Le récit de Marie Depussé est à la fois très lucide, souvent drôle et empreint de délicatesse. Elle dresse des portraits d’une grande douceur qui confère à cette communauté singulière, d’une courtoisie parfois irréelle, une poésie bouleversante. Les dialogues sont peut-être délirants, mais témoignent aussi d’une parole plus authentique, qui ne triche pas, qui ouvre une perspective autre sur le monde. Ainsi de ce fou que l’écrivaine accompagne au cimetière. Ne trouvant pas la tombe de son ami, il dépose son bouquet d’œillets sur celle d’un inconnu : « Au fond, c’est pareil, c’était quelqu’un, aussi », dit-il. On éprouve la grâce du lieu, et « des moments de sainteté », comme si cette petite communauté, malgré ses souffrances, suspendait les violentes nécessités de l’existence du dehors.
À notre époque où la « gestion » – du temps, des individus – devient le maître mot tandis que les notions de soin et de prévenance se désagrègent, il est salutaire de lire des textes comme celui de Marie Depussé. L’écrivaine, par l’acuité de son attention, par son souci de l’autre, appelle au respect des différences, au refus de la norme qui écrase les singularités. Non seulement les « fous » ont beaucoup à nous apprendre sur nous-mêmes, mais ils sont aussi des sortes de héros, « irremplaçables solitudes, génies tordus » qui remettent au premier plan, dans ses diverses significations, le beau mot oublié d’« humanité.
Dieu gît dans les détails, de Marie Depussé. P.O.L/ #Formatpoche, 144 pages, 7,90 euros, 2014.
Notre critique de « Fille », de Camille Laurens
« Et si on dirait qu’on joue à la marchande… » Au pays de l’enfance, on prend ses libertés avec les règles de grammaire. On s’invente fille ou garçon, papa ou maman. Dans les jeux et l’imagination, le genre s’efface. Surtout s’il est féminin. Le « e » reste muet, comme les princesses et les poupées. Les adultes, eux, ils en profitent : puisque les petites filles ne parlent pas, ou plutôt puisqu’on étouffe leur voix, on peut bien les surnommer « gras du bide » ou « groc » (pour gros cul) et laisser le grand-oncle plonger ses doigts dans leur petite culotte. Adoptant le ton de l’enfant qu’elle était, Camille Laurens se demande ce qui a fait d’elle une « fille », elle qui a grandi entourée de femmes (pas toujours bienveillantes) et auprès d’un père qui n’accordait d’attention qu’aux garçons. Elle raconte sa grand-mère, sa mère, sa sœur, bientôt sa propre fille… et donne enfin une voix à la fillette muselée qu’elle était. Par le biais de l’intime, elle détricote subtilement le patriarcat qui a imprégné son éducation et bien au-delà, et nous offre une ronde de mots qui charrie, l’air de rien, la profondeur des questions existentielles.
Fille, de Camille Laurens. Éd. Gallimard, 240 pages, 19,50 euros. Sortie le 20 août.