Chaque mois, un auteur, une autrice, que Causette aime, nous confie l’un de ses coups de cœur littéraires.
"Que sais-je ? Géniale ambiguïté d’une question qui renvoie tout autant au savoir qu’à l’ignorance et déboucle un espace mental infini, un monde où se dérouter, où se perdre, où se trouver aussi. Que sais-je ? Que sais-je de mon histoire, de mon temps ? Que sais-je de moi, de ma vie ? S’inspirant de la célèbre collection des PUF – ces livres de format poche, aux pages bistres et vaguement pelucheuses –, Pascale Bouhénic, poétesse et cinéaste, compose un merveilleux récit en vers, tentative fantasque et rêveuse d’ordonner son existence, d’en trouver la taxinomie intime, d’en élaborer la forme : celle d’une demeure aux soixante-seize portes, celle d’une encyclopédie aux soixante-seize entrées.
J’ai lu 76 façons d’entrer comme un autoportrait en autant de fragments, comme un récit de soi en pièces détachées et comme un grand poème narratif. Chacune de ses parties, diversement versifiées, porte le titre de l’un de ces Que sais-je ? que l’auteure a réunis dans sa bibliothèque et dont elle investit, explore et détourne le thème afin de faire revenir une émotion, une expérience, une obsession, un sentiment, une situation, un film, un poète, un ami.
Ainsi, Les Coquillages comestibles éclaire le souvenir d’une splendide assiette de spaghettis aux palourdes où traîne, égaré, solitaire, un caillou triangulaire ; Le Café cadre une silhouette féminine qui enfile un pantalon, une tasse de café à la main ; La Vie anglaise fait apparaître le visage de Ken Loach, l’idée que le monde est dur et va durer, et dans Les Poètes français d’aujourd’hui, l’auteure fait revenir cette soirée où elle a cheminé silencieusement vers le poème et pensé à Kafka, tandis que les enfants regardaient un film de Jim Carrey et que les ami·es parlaient à bâtons rompus.
Le Peuple des abeilles, Le Blé, La Sexualité, L’Éducation des enfants difficiles, Le Western, La Timidité, L’Étymologie ou encore Les Prisons, La Douleur, Le Sel, chaque Que sais-je ? joue pour l’auteure comme un accès à elle-même, une façon d’entrer. Elle fait ainsi le pari de tracer toute connaissance de soi au sein d’un savoir commun, et inversement, de faire résonner les questions universelles au cœur de nos existences privées : c’est dans ce tissage, dans cette réverbération, que le livre trouve sa dimension effervescente et subtile. Ou comment une chose fait penser à autre chose, fait penser à soi – ce travail de l’imagination. Profond et léger, ludique, écrit avec ce « Tonus mental » qui répugne au ronron mélancolique pour aller chercher « La Vie en haute altitude », c’est enfin un livre prodigieusement ouvert : je suis passée par ces 76 façons d’entrer, je les ai toutes aimées."
![La recommandation lecture de Maylis de Kerangal 2 G05168 A](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/06/G05168_A.jpg)
76 façons d’entrer, de Pascale Bouhénic.
Éd. Gallimard/Coll. L’Arbalète, 224 pages,
18 euros.
En librairie : Canoës
Elle est une « voix majeure » de la scène littéraire française. Oui, mais pas seulement. Maylis de Kerangal fait naître les voix. Elle les tisse à la main, avec tant de minutie et de grâce que celles-ci entrent dans nos têtes, nos corps et nous font vibrer jusqu’à nous transformer de l’intérieur. Dans son recueil composé de huit récits courts, Canoës, la romancière explore la voix humaine dans ce qu’elle a de plus essentiel et intime. Celle, tendue, qui joue sa carrière d’actrice dans une salle d’enregistrement mythique. Celle, sensible, chagrinée d’entendre son amie lui confier qu’elle veut se débarrasser de sa « voix de chiotte » pour acquérir une autorité masculine. Ou celle de cette jeune femme qui bouscule tous ses repères pour rejoindre son compagnon à l’autre bout du monde, mais qui est surtout dépaysée par le changement de voix, ténu, de ce dernier. Et le titre, Canoës ? Il circule, énigmatique, d’une nouvelle à l’autre, comme le souvenir presque surnaturel d’une voix venue d’un autre monde pour nous inviter à explorer, à rêver, à « exaucer » notre imagination ! Un voyage unique. L.M.
![La recommandation lecture de Maylis de Kerangal 3 G05493 a](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/06/G05493-a.jpg)
Canoës, de Maylis de Kerangal. Éd. Verticales, 176 pages, 16,50 euros. Paraît également
Ni fleurs ni couronnes suivi de Sous la cendre, son premier récit (Éd. Folio, 144 pages, 12,50 euros).