Du 24 février au 5 avril dernier, la photographe ukrainienne Evgenia Belorusets a relaté, en une photographie et quelques lignes, chaque journée passée à Kiev. Initialement publié sur Internet et dans divers médias étrangers, son journal de guerre paraît aujourd’hui en livre.
Chapitre sobrement intitulé « Le début », c’est avec le 24 février, date de l’invasion russe en Ukraine, que commence le journal de guerre d’Evgenia Belorusets. L’artiste ukrainienne, qui vivait à Kiev jusqu’à il y a peu, raconte chaque jour la progression du conflit, dont elle suit l’avancée à la fois sur la messagerie Telegram et dans les marques qu’il laisse au long des rues de la capitale. D’abord publié semaine après semaine dans le magazine allemand Der Spiegel et la revue américaine Artforum, présenté sous le titre In the Face of the War à la Biennale de Venise, Il est 15 h 30 et nous sommes toujours vivants sort ce 10 mai en livre, œuvre complète qui mêle écriture et photographie.
![« Il est 15h30 et nous sommes toujours vivants », journal de guerre d’Evgenia Belorusets : l’écriture pour contrer la mort 2 Belorusets Il est 15H30 plat 1 HD](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2022/05/Belorusets-Il-est-15H30_plat-1_HD-611x1024.jpg)
Toute une vie
On y trouve sans surprise une grande portion de ténèbres. Les angoisses concrètes – les sirènes d’alertes prévenant des bombardements, la difficulté à trouver du pain – ou fantasmées, l’inquiétude pour celles et ceux dont on est sans nouvelles. Parfois, un sentiment d’étrangeté – « Me découvrir moi-même dans cette vaste catégorie désarmée, presque tendre – la “population civile » – ou de révolte – « Les jours de cette guerre ne doivent pas s’achever simplement, comme tous les autres jours de la vie » – entrecoupent la chape de désespoir qui rôde. Mais qui jamais ne fait tomber dans le pathos facile ce journal de bord à l’écriture claire, parfois parée d’effets de style, mais jamais de fioritures gratuites. L’expression de l’angoisse de son autrice est équilibrée par la part de l’aube : « Où que j’aille, je vois le plus souvent des visages courtois, bienveillants et tranquilles », « Les nouvelles d’aujourd’hui étaient épouvantables. Mais je pense aux chants que les gens entonnaient tout de même ici, je pense à la musique. » Elle insiste sur la joie de ses compatriotes qu’elle retrouve partout, leurs élans de solidarité et leur foi en la victoire.
![« Il est 15h30 et nous sommes toujours vivants », journal de guerre d’Evgenia Belorusets : l’écriture pour contrer la mort 3 22 3 22](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2022/05/22_3_22-1024x795.jpg)
Il y a aussi, dans ce livre, comme un zénith implacable qui refuse toute zone d’ombre. Dans une litanie qui ne s’arrête que pour mieux reprendre son fil quelques pages plus loin, l’autrice égrène les chiffres et les anecdotes morbides. Autant de civils tués à tel endroit, tant de bâtiments détruits à tel autre. On retrouve ces noms propres que l’on a découvert il y a quelques semaines à peine pour la plupart – Kharkiv, Irpine, Boutcha – et qui sont pour nous contaminés à jamais par les rumeurs martiales. Evgenia Belorusets, elle, les connaît d’avant la guerre, y accroche bien davantage que des fragments de JT.
Le travail de l’écrivaine possède ainsi une forte dimension militante, renforcée par sa maîtrise du sujet : en 2016, elle publiait Lucky Breaks, livre narrant le destin bouleversé des femmes ayant fui le Donbass à la suite des interventions militaires russes. Cet engagement se traduit par des appels à l’aide extérieure en touches éparses, résumés par les toutes dernières lignes de l’ouvrage : « Certains experts internationaux jouent aux oracles et annoncent que la guerre peut encore durer des années. Il me semble qu’en s’exprimant ainsi, on légitime indirectement l’assassinat de masse. Chaque jour de cette guerre est un jour de trop. »
Ouvrage hybride
La singularité d’Il est 15 h 30 et nous sommes toujours vivants tient évidemment aussi de la place qu’y tient la photographie. Une image accompagne ou inspire le récit de chaque jour, montrant souvent des habitant·es qui l’émeuvent ou la questionnent et des lieux aussi chers que familiers, transfigurés par la guerre.
![« Il est 15h30 et nous sommes toujours vivants », journal de guerre d’Evgenia Belorusets : l’écriture pour contrer la mort 4 15 march](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2022/05/15-march-1024x683.jpg)
Les photos sont là parce que ce sont elles qui ont permis à l’autrice de se raccrocher à quelque chose de tangible : « J’ai compris à quoi sert la photographie. Cette technique m’occupe depuis longtemps déjà, mais je ne l’ai jamais comprise aussi concrètement que maintenant. […] Dans ce quotidien de guerre, seul quelque chose d’aussi étranger, supplétif, presque mécanique que la photographie est en mesure de maintenir la cohérence des épisodes et des souvenirs. »
Lorsque ce livre part à l’impression, Evgenia Belorusets a finalement fui l’Ukraine. Elle est à Berlin, après être passée par Varsovie. Une partie des bénéfices de la vente de l’ouvrage sera reversée à l’association de promotion des droits humains et de prise en charge des personnes en besoin de protection, France Terre d’Asile.
Il est 15 h 30 et nous sommes toujours vivants, d’Evgenia Belorusets. Éditions Christian Bourgois, 256 pages, 18 euros. Sortie le 10 mai.