Le journaliste Romain Jeanticou publie ce vendredi son premier livre-enquête, Terres de luttes, aux Éditions du Seuil. Il y raconte son passionnant tour de France à la recherche des mobilisations sociales et politiques actuelles, dans sept territoires différents. Il se rend notamment à Grenoble, où le premier centre du Planning familial a vu le jour, pour ausculter les luttes féministes d'hier et d'aujourd'hui.
Pendant plusieurs mois, Romain Jeanticou, 33 ans, a quadrillé la France, allant de villages en villes, avec une question en tête : où lutte-t-on encore dans l'Hexagone aujourd'hui ? Celui qui officie en tant que reporter à Télérama souhaitait ainsi dresser, dans son premier livre Terres de luttes (Éditions du Seuil), « un tableau évocateur du mouvement social depuis les années 60, dans son foisonnement et sa complexité », explique-t-il dans l'avant-propos. Mais aussi « raconter ce qu'est concrètement la lutte politique : la place qu'elle prend dans une vie, ce qu'elle coûte au corps, à l'esprit, au portefeuille, aux amitiés, ce qu'on y gagne et aussi, souvent, ce qu'on y perd ».
Les motifs de mobilisation sont nombreux dans notre société. Romain Jeanticou s'est concentré sur sept d'entre eux (environnement, féminisme, énergie, alimentation, police, logement et extrême droite), dans sept territoires différents, afin « de tirer un fil révélant une singularité dans l'histoire politique locale ». Dans ce livre-enquête dense mais éclairant, il réussit avec brio à décrire au mieux l'engagement de celles et ceux qui se révoltent, en se plaçant au plus près de ces dernier·ères. Que ce soit les Basques ne pouvant plus se loger là où ils et elles sont né·es, en raison de l'explosion des prix et de la mainmise des non-locaux, ou les Bretons se battant contre l'installation d'un parc éolien offshore.
Dans son troisième chapitre, il dresse un état des lieux des luttes féministes en France, à travers le prisme de la ville de Grenoble : c'est là où le premier centre du Planning familial a ouvert ses portes, le 10 juin 1961. En interrogeant les acteurs et actrices historiques du mouvement comme sa nouvelle garde, Romain Jeanticou offre une plongée passionnante dans les anciens combats du féminisme, encore tellement actuels, comme ses nouveaux. Causette est allée à sa rencontre.
Causette : Pourquoi avoir choisi d’observer les luttes féministes à Grenoble, et non à Paris, Toulouse ou Nantes ? Quelle est la spécificité de la capitale des Alpes ?
Romain Jeanticou : L'angle du livre est d'aborder les luttes par la question des territoires, de trouver des spécificités dans l'histoire politique de certains d'entre eux. Je voulais évidemment parler des luttes féministes, mais ce n'était pas évident de trouver vraiment une ville que l'on pourrait qualifier de capitale du féminisme en France. Je savais que Grenoble avait accueilli le premier centre du Planning familial. J'ai donc creusé de ce côté-là et je me suis rendu compte qu'il y avait quelque chose de curieux, à la fois dans la radicalité des luttes féministes et dans leur caractère subversif. Il y existe une tradition de désobéissance assez importante qu'on ne retrouve pas dans beaucoup d'autres villes en France. Et une précocité : des choses se sont faites très tôt et dans l'illégalité.
Au XIXe siècle, les femmes ouvrières se mobilisaient déjà à Grenoble, notamment pour leur salaire ?
R.J. : En effet. Ce qui est intéressant en Isère, c'est qu'il existe une tradition d'industrie de la ganterie et de la soie. Il s'agissait de travaux très féminins. Dans les corporatismes ouvriers, il y avait donc beaucoup de femmes qui travaillaient. Très tôt, des regroupements de travailleuses sont nés, afin de lutter pour leur salaire, pour leurs conditions de travail, etc… Les syndicats féminins libres de l'Isère se sont ensuite constitués au début du XXe siècle.
Au XXe émerge la question des droits reproductifs en France. Le premier centre du Planning familial ouvre à Grenoble. Comment cela se fait-il et dans quel contexte ?
R.J. : Le premier Planning familial français ouvre à Grenoble le 10 juin 1961. Deux mouvements aboutissent à sa création. Celui de la Maternité Heureuse, d'abord, qui réunit des mouvements chrétiens protestants qui réfléchissent à la vie de couple, au travail des femmes, à la place des femmes dans l'église, à la sexualité, etc… Et celui, ensuite, issu de la résistance, qui a été très forte dans la région du Vercors, proche de Grenoble, et a imprégné assez massivement la population. Il s'agit un peu de la rencontre de ces protestants et de ces anciens résistants qui aboutit à la création du Planning familial.
Le centre est lancé à Grenoble sous l'impulsion des médecins Henri Fabre et Georges Pascal, qui veulent faire avancer les choses plus vite que la loi. D'ailleurs, son ouverture se fait contre l'avis du Mouvement français pour le planning familial (MFPF), nouveau nom de la Maternité Heureuse, association nationale dont le siège est à Paris. La direction s'y refuse parce que la loi stipule qu'il n'y a pas le droit de faire de propagande pour la contraception. Cela est donc quand même quelque chose de très fort pour Grenoble. À ce moment-là, au début des années 60, la ville est vraiment dans une période de mutation politique, économique et culturelle. Il existe une politique volontariste de la part de la mairie. Il y a un peu un mythe de Grenoble qui naît, d'une ville de gauche modèle, un laboratoire politique.
Grenoble va donc contre l'avis de la direction du Planning familial, basée à Paris ?
R.J. : Oui, la direction du Planning ne voulait pas que le centre ouvre. Grenoble désobéit non seulement à la loi, mais aussi au Planning. Quand le lieu ouvre, c'est assez incroyable parce qu'il fait aussi face à trois autres oppositions ! À celle de l'Ordre des médecins, d'abord, qui affirme que ce n'est pas du tout le travail des médecins que de faire en sorte que la natalité baisse. À celle de l'Église catholique, ensuite. Et à celle du Parti communiste français (PCF), qui est très puissant à cette époque. Il considère qu'offrir la contraception aux classes populaires, c'est "initier les femmes de travailleurs aux vices de la bourgeoisie pour mieux les détourner de la lutte", selon la sénatrice Jeannette Vermeersch, épouse du secrétaire général Maurice Thorez.
Ces oppositions n'empêchent pas le centre de bien fonctionner.
R.J. : Oui, il marche très bien. Une grosse couverture médiatique se met en place. La mairie de Grenoble surveille ce qu'il s'y passe mais tolère son existence. Les membres du Planning arrivent aussi à passer entre les fils de la loi. Car ce n'était pas vraiment interdit de distribuer de la contraception. Un centre ouvrira quelques mois après à Paris et en 1962 à Lyon.
Sous l'impulsion de la médecin Annie Ferret-Martin, des avortements illégaux vont ensuite commencer à être pratiqués à Grenoble. Elle se fera même arrêter en 1973 ?
R.J. : Pendant mai 68, Annie Ferret-Martin monte le Collectif pour la Libéralisation de l'Avortement et de la Contraception (CLAC). Elle va aller se former en Angleterre à la méthode Karman, qui est celle de l'avortement par aspiration, beaucoup moins dangereuse que le curetage. Puis va l'importer à Grenoble et commencer à faire des avortements illégaux. Tout cela, en partenariat, en quelque sorte, avec le Planning. C'est-à-dire que le centre ne va pas directement faire des avortements, mais va diriger les femmes vers cette médecin et ses étudiants, qui pratiquent eux aussi des IVG.
En 1973, l'une de ses étudiantes aurait réalisé un avortement illégal. Pour la protéger, Annie Ferret-Martin affirmera en être à l'origine. Elle sera alors arrêtée et se retrouvera incarcérée à la prison des femmes de Valence. Gisèle Halimi, dont elle est une grande admiratrice, viendra la défendre et médiatiser l'affaire. Des manifestations de jeunes étudiants se tiendront également en son honneur. Certains affirmeront même être prêts à réaliser un avortement en public. Elle sera finalement libérée en quelques jours, sans procès. Son histoire a un peu été oubliée, mais son implication et son influence sont importantes.
À Grenoble, vous avez rencontré Claudine Jullien, une fille d'un couple de fondateurs du Planning, qui a ensuite elle-même pratiqué des avortements clandestins. Maos aussi Franca Basile, l’une des premières conseillères du centre. Comment se souviennent-elles de cette période de remous ?
R.J. : Claudine Jullien était enfant quand ses parents travaillaient au Planning. Son père s'occupait de la communication et sa mère était bénévole à l'accueil. Elle a littéralement grandi dans le centre. Elle m'a raconté qu'elle aidait à remplir les pots de crèmes spermicides, avec une machine qui ressemblait à celle des glaces à l'italienne. En grandissant elle a souhaité devenir médecin, impressionnée par l'engagement de ses parents. Étudiante, elle a d'ailleurs réalisé des avortements clandestins avec Annie Ferret-Martin, choquée par le procès de Bobigny qui constitue pour elle un moment de bascule.
Franca Basile arrive au centre un peu plus tard, dans les années 80. Elle est la fille d'un immigré italien. Dans sa famille, les femmes n'avaient vraiment pas de droit. Elle tombe enceinte hyper jeune, après être partie de chez ses parents, et se rendra en Espagne pour avorter clandestinement. Cela se passera dans une chambre, avec une inconnue. Elle se souvient très bien de la couverture posée sur le lit où elle était allongée, de la cuisine où elle a posé l'argent pour la faiseuse d'anges. Quand elle m'a raconté la scène, j'ai été très touché. On se rend vraiment compte que les femmes risquaient leur vie pour se faire avorter. Il y avait un décès par jour en France dans les années 70, avant la légalisation.
Lorsque Franca est arrivée au Planning, l'avortement était légal depuis 1975. Mais elle a aidé des femmes à se rendre en Angleterre, aux Pays-Bas ou en Espagne, lorsque le délai légal était dépassé dans l'Hexagone. Elle se souvient d'une femme, enceinte de 24 semaines après un viol, qui souhaitait avorter. Franca lui a permis d'aller en Espagne, où il était pourtant également illégal de pratiquer une IVG au-delà de 24 semaines. Un couple de médecins avait accepté de la prendre en charge à Barcelone. À son retour, elle l'a remerciée de lui avoir sauvé la vie. C'est bouleversant d'entendre ces témoignages de première main, de ces femmes qui ont contribué à sauver la vie de milliers d'autres femmes.
Eva Thomas fait partie des femmes que vous rencontrez à Grenoble. Elle est la première victime d'inceste à avoir témoigner à la télévision. Vous allez même manifester avec elle, le 8 mars 2021 !
R.J. : Eva Thomas vit, en effet, à Grenoble. C'est là qu'elle a créé son association SOS Inceste. Je l'ai rencontrée, chez elle, le 8 mars 2021. On a passé un très long moment ensemble. Avant de la quitter, je lui ai dit que j'allais à la manifestation et elle m'a demandé si elle pouvait m'accompagner. À 80 ans, elle ne se sentait pas d'y aller seule. On est arrivés dans un cortège très jeune, très joyeux mais aussi très en colère. Eva ne comprenait absolument rien aux slogans, ou au concept de non-mixité choisie… Mais elle était très curieuse et allait discuter avec toutes les militantes. C'était intéressant pour moi de voir qu'à la fois elle percevait un prolongement de ses engagements dans les mouvements en cours. Et en même temps, il y avait une évolution du langage, des cibles et des revendications. Le spectre des manifestations féministes à Grenoble est très large : on parle des sans-papiers, de la police, du capitalisme…
À Grenoble, le mouvement féministe est traversé, comme nationalement, par des nouvelles problématiques, des nouveaux enjeux. Comme celui de la question trans, par exemple, que vous décrivez dans le chapitre.
R.J. : Les médias ont tendance à dire que le mouvement féministe est divisé sur la question de la transidentité. Ce qui est vrai, c'est qu'il y existe des divisions. Mais il n'est pas divisé de manière égalitaire en deux. À Grenoble, la question des droits des personnes transgenres a été largement embrassée par les milieux féministes. À l'exception de deux collectifs, Osez le féminisme 38 et les Amazones, qui n'ont pas du tout les mêmes positions. Le premier s'interroge, notamment sur le fait que l'identité de genre aurait pris le pas sur l'identité sexuelle, quand le deuxième estime que les femmes trans ne sont pas des femmes… Il existe donc des dissensions sur ces questions-là, mais elles sont très minoritaires, en tout cas à Grenoble.
À Grenoble, un autre combat mobilise les féministes aujourd'hui : l'autorisation du port du burkini dans les piscines.
R.J. : Il existe évidemment des collectifs féministes musulmans partout en France. Mais ce qui est intéressant à Grenoble, c'est que grâce au travail du syndicat des femmes musulmanes, les collectifs féministes grenoblois les ont inclues dans leur périmètre. Ils se battent désormais pour leur accès aux espaces publics, comme les piscines publiques, et contre les discriminations qu'elles subissent. La question des piscines et du burkini a vraiment explosé à Grenoble. Après de multiples rebondissements, le Conseil d'État a indiqué que la mairie n'avait pas le droit d'autoriser le burkini dans les piscines. Mais ce qui est intéressant c'est que le maire Éric Piolle a changé d'avis sur la question. Au départ il était contre. Finalement, l'action des militantes féministes musulmanes lui a fait reconsidérer cette question.
Pour finir, comment qualifieriez-vous aujourd'hui les luttes féministes à Grenoble ?
R.J. : Grenoble est une grande ville, mais n'a pas le nombre d'habitants de Paris, Marseille ou Lyon. On peut dire qu'il s'agit donc d'un milieu féministe de taille moyenne. Mais du coup, il est aussi plus facile à coordonner. Une Assemblée Générale féministe s'est créée et permet de rassembler tous les collectifs, ce qui est plus difficile à faire ailleurs, par exemple à Paris. Je trouve qu'il y existe une cohésion assez intéressante et assez importante, une volonté de se réunir pour lancer des actions au niveau local sur toutes les questions qui touchent les femmes grenobloises. C'est-à-dire pas uniquement concernant les droits reproductifs ou les violences sexuelles. Une certaine radicalité émane également du mouvement. Des militantes m'ont par exemple dit qu'il était difficile d'être féministe sans être d'extrême gauche aujourd'hui. Il y a aussi un refus assez clair de se caler sur qui se fait à Paris. Enfin, le mouvement est clairement intersectionnel. Comme je le disais précédemment, les mots d'ordre lors de la manifestation du 8 mars étaient vraiment multiples.