Prosper Mérimée s’est inspiré de faits réels pour rédiger Colomba, l’histoire d’une vendetta orchestrée par une femme. Mais, pour satisfaire les canons littéraires de l’époque, il va redessiner sa muse en vierge romantique qui pousse son frère au meurtre, loin de la véritable Colomba Carabelli, une matrone à la main sanglante…
Loin de la lumière des plages corses, il faut serpenter à travers les montagnes de l’ouest pour trouver Fozzano, un village austère et rocailleux. Un théâtre qui ne fleurait jadis que la poudre et le sang. Durant des siècles, ses habitants ont cultivé la loi du talion : œil pour œil, dent pour dent. Chez les Durazzo et les Carabelli, clans ennemis, on ne donnait vie que pour mieux s’entretuer. Les premiers tenaient le haut de la ville, les seconds, les bas quartiers. C’est dans ce décor authentique que débarque, en 1839, l’inspecteur général des Monuments historiques Prosper Mérimée, qui vient y puiser la sève de son nouveau roman, Colomba. « Chacun semble aux aguets comme un faucon sur son nid, note alors l’écrivain amusé. Vous pouvez tirer sur tous les gibiers possibles, depuis la grive jusque l’homme. » Inspiré par l’ambiance, Mérimée dépeint l’histoire d’une jeune femme exaltée qui, pour venger la mort de son père, pousse son frère Orso au meurtre. La brune incendiaire, qui s’occupera de l’éducation de ses neveux, sans jamais se marier, lui en sera éternellement reconnaissante.
Son fils, sa seule faille
La véritable Colomba de Fozzano, née Carabelli, n’a pourtant plus grand-chose de juvénile lorsque Mérimée la rencontre pour la première fois. Elle a 65 ans et bon nombre de crimes à son actif. « Dans ses yeux et dans son attitude, il y a quelque chose d’imposant et de terrible », écrit-il dans une lettre à un ami parisien. Toujours habillée de noir, sans coquetterie, le visage fermé, elle est surnommée la Morgana, « l’infernale ».
Dans le village, on dit que c’est elle qui porte la culotte et qui manie le mousquet au sein du couple qu’elle forme avec Forciolo Bartoli. Max Carabelli de Fozzano, son arrière-petit-neveu, a passé des années à retracer la vie de son illustre ancêtre. Il en a même écrit un roman. « Elle aimait impressionner les gens, elle laissait courir les rumeurs à son sujet. Ça la faisait rire. Lorsqu’elle croisait des étrangers, comme Mérimée à l’époque, elle avait cette phrase qui la résumait entièrement : “Je suis de taille à pendre mes ennemis et à dépendre mes amis” », nous confie-t-il lors de notre rencontre.
Pourtant, la matrone aux jambes d’acier et aux poumons de gladiateur a une faille : son fils unique, François. Prisonnière d’un code de l’honneur ancestral, elle l’a préparé pendant des années à prendre la tête du clan. Mais un jour de 1833, en voulant défendre son cousin pris sous le feu de l’ennemi, François est abattu d’une balle dans le dos. Pas besoin d’aller chercher bien loin pour trouver les meurtriers. Pour Colomba, ils sont forcément de la tribu « d’en haut ». Aux obsèques de son fils, elle ne verse pas une larme. Cependant, lorsque Mérimée la rencontre, des années plus tard, la vieille femme est toujours hantée par la vengeance : « La haine était pour elle comme l’air à la vie. »
Une paix de papier
En 1834, pour enrayer la vendetta, les autorités françaises obligent les deux familles à signer un traité de paix non loin de leur fief, à Sartène. À son corps défendant, Colomba paraphe le papier d’une croix. Mais de retour à Fozzano, elle harangue ses partisans. Elle provoque ses ennemis, égorge leurs chiens de son poignard de poche lorsqu’ils ont le malheur de traverser sa route. Dans le village, le climat est invivable. Dans les ruelles, les clans continuent de se livrer bataille. Après l’État, l’Église s’en mêle. Colomba est alors convoquée par l’évêque d’Ajaccio. La sachant très pieuse, l’homme de Dieu l’invite à confesser ses péchés et à prier pour les familles des disparus. Impassible, Colomba lui réplique sans sourciller : « La plus belle des prières, c’est encore une bonne vengeance. »
Quelques mois plus tard, l’assassin de son fils François est retrouvé mort. Nulle trace du meurtrier, mais, à Fozzano, tout le monde soupçonne Colomba. D’ailleurs, on ne saura jamais vraiment combien d’« ennemis » elle a occis : personne ne s’accorde sur un chiffre officiel, personne ne sait, ou ne veut savoir… Et comme le dit son arrière-
petit-neveu Max, « ça dépend si on compte les chiens » ! Une telle réputation ne pouvait que susciter, chez Mérimée, une certaine appréhension en arrivant à Fozzano. Colomba a beau avoir pris sa retraite, elle n’a pas désarmé et reste influente auprès de ses troupes. Pour ne pas attiser le courroux de sa muse, l’écrivain transpose sa nouvelle à Pietranera, un village situé au Cap Corse, à l’autre bout de l’île. Il va également changer le nom de famille de Colomba Carabelli : elle devient Colomba della Rebbia. Prudence est mère de sûreté… Quant à la vraie Colomba, interrogée au soir de sa vie sur le roman de Mérimée, elle commentera de son sourire énigmatique : « Ce livre est une fable, une jolie fable. »
Colomba, par Prosper Mérimée. Éd. Le Livre de poche, 1995.
La vraie Colomba, par Michel Lorenzi di Bradi. Éd. La Marge, 1922.
Colomba de chair et de sang – Récit historique, par Max Carabelli de Fozzano. Éd. Rousseau, 1995.
Colomba, de Laurent Jaoui. Téléfilm,2004.