Colomba, infer­nale ven­ge­resse et muse

Prosper Mérimée s’est ins­pi­ré de faits réels pour rédi­ger Colomba, l’histoire d’une ven­det­ta orches­trée par une femme. Mais, pour satis­faire les canons lit­té­raires de l’époque, il va redes­si­ner sa muse en vierge roman­tique qui pousse son frère au meurtre, loin de la véri­table Colomba Carabelli, une matrone à la main sanglante… 

merimee oeuvre
Colomba choi­sit un fusil pour son frère Orso chez le colo­nel Nevil.
Illustration de Gaston Vuillier pour l’édition de 1913 de « Colomba ».
© Jonas/​Kharbine-​Tapabor

Loin de la lumière des plages corses, il faut ser­pen­ter à tra­vers les mon­tagnes de l’ouest pour trou­ver Fozzano, un vil­lage aus­tère et rocailleux. Un théâtre qui ne fleu­rait jadis que la poudre et le sang. Durant des siècles, ses habi­tants ont culti­vé la loi du talion : œil pour œil, dent pour dent. Chez les Durazzo et les Carabelli, clans enne­mis, on ne don­nait vie que pour mieux s’entretuer. Les pre­miers tenaient le haut de la ville, les seconds, les bas quar­tiers. C’est dans ce décor authen­tique que débarque, en 1839, l’inspecteur géné­ral des Monuments his­to­riques Prosper Mérimée, qui vient y pui­ser la sève de son nou­veau roman, Colomba. « Chacun semble aux aguets comme un fau­con sur son nid, note alors l’écrivain amu­sé. Vous pou­vez tirer sur tous les gibiers pos­sibles, depuis la grive jusque l’homme. » Inspiré par l’ambiance, Mérimée dépeint l’histoire d’une jeune femme exal­tée qui, pour ven­ger la mort de son père, pousse son frère Orso au meurtre. La brune incen­diaire, qui s’occupera de l’éducation de ses neveux, sans jamais se marier, lui en sera éter­nel­le­ment reconnaissante.

Son fils, sa seule faille

La véri­table Colomba de Fozzano, née Carabelli, n’a pour­tant plus grand-​chose de juvé­nile lorsque Mérimée la ren­contre pour la pre­mière fois. Elle a 65 ans et bon nombre de crimes à son actif. « Dans ses yeux et dans son atti­tude, il y a quelque chose d’imposant et de ter­rible », écrit-​il dans une lettre à un ami pari­sien. Toujours habillée de noir, sans coquet­te­rie, le visage fer­mé, elle est sur­nom­mée la Morgana, « l’infernale ».

Dans le vil­lage, on dit que c’est elle qui porte la culotte et qui manie le mous­quet au sein du couple qu’elle forme avec Forciolo Bartoli. Max Carabelli de Fozzano, son arrière-​petit-​neveu, a pas­sé des années à retra­cer la vie de son illustre ancêtre. Il en a même écrit un roman. « Elle aimait impres­sion­ner les gens, elle lais­sait cou­rir les rumeurs à son sujet. Ça la fai­sait rire. Lorsqu’elle croi­sait des étran­gers, comme Mérimée à l’époque, elle avait cette phrase qui la résu­mait entiè­re­ment : “Je suis de taille à pendre mes enne­mis et à dépendre mes amis” », nous confie-​t-​il lors de notre rencontre.

Pourtant, la matrone aux jambes d’acier et aux pou­mons de gla­dia­teur a une faille : son fils unique, François. Prisonnière d’un code de l’honneur ances­tral, elle l’a pré­pa­ré pen­dant des années à prendre la tête du clan. Mais un jour de 1833, en vou­lant défendre son cou­sin pris sous le feu de l’ennemi, François est abat­tu d’une balle dans le dos. Pas besoin d’aller cher­cher bien loin pour trou­ver les meur­triers. Pour Colomba, ils sont for­cé­ment de la tri­bu « d’en haut ». Aux obsèques de son fils, elle ne verse pas une larme. Cependant, lorsque Mérimée la ren­contre, des années plus tard, la vieille femme est tou­jours han­tée par la ven­geance : « La haine était pour elle comme l’air à la vie. »

Une paix de papier

En 1834, pour enrayer la ven­det­ta, les auto­ri­tés fran­çaises obligent les deux familles à signer un trai­té de paix non loin de leur fief, à Sartène. À son corps défen­dant, Colomba paraphe le papier d’une croix. Mais de retour à Fozzano, elle harangue ses par­ti­sans. Elle pro­voque ses enne­mis, égorge leurs chiens de son poi­gnard de poche lorsqu’ils ont le mal­heur de tra­ver­ser sa route. Dans le vil­lage, le cli­mat est invi­vable. Dans les ruelles, les clans conti­nuent de se livrer bataille. Après l’État, l’Église s’en mêle. Colomba est alors convo­quée par l’évêque d’Ajaccio. La sachant très pieuse, l’homme de Dieu l’invite à confes­ser ses péchés et à prier pour les familles des dis­pa­rus. Impassible, Colomba lui réplique sans sour­ciller : « La plus belle des prières, c’est encore une bonne vengeance. » 

Quelques mois plus tard, l’assassin de son fils François est retrou­vé mort. Nulle trace du meur­trier, mais, à Fozzano, tout le monde soup­çonne Colomba. D’ailleurs, on ne sau­ra jamais vrai­ment com­bien d’« enne­mis » elle a occis : per­sonne ne s’accorde sur un chiffre offi­ciel, per­sonne ne sait, ou ne veut savoir… Et comme le dit son arrière-
petit-​neveu Max, « ça dépend si on compte les chiens » ! Une telle répu­ta­tion ne pou­vait que sus­ci­ter, chez Mérimée, une cer­taine appré­hen­sion en arri­vant à Fozzano. Colomba a beau avoir pris sa retraite, elle n’a pas désar­mé et reste influente auprès de ses troupes. Pour ne pas atti­ser le cour­roux de sa muse, l’écrivain trans­pose sa nou­velle à Pietranera, un vil­lage situé au Cap Corse, à l’autre bout de l’île. Il va éga­le­ment chan­ger le nom de famille de Colomba Carabelli : elle devient Colomba del­la Rebbia. Prudence est mère de sûre­té… Quant à la vraie Colomba, inter­ro­gée au soir de sa vie sur le roman de Mérimée, elle com­men­te­ra de son sou­rire énig­ma­tique : « Ce livre est une fable, une jolie fable. » 


Colomba, par Prosper Mérimée. Éd. Le Livre de poche, 1995. 

La vraie Colomba, par Michel Lorenzi di Bradi. Éd. La Marge, 1922. 

Colomba de chair et de sang – Récit his­to­rique, par Max Carabelli de Fozzano. Éd. Rousseau, 1995. 

Colomba, de Laurent Jaoui. Téléfilm,2004. 

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