Debout sur la montagne, de Sébastien Betbeder
L’art de la fugue semble avoir été inventé pour lui. Chacun des films de Sébastien Betbeder – il en a réalisé six en six ans ! – s’apparente à une mini-odyssée. Tendre, cocasse, décalée. Souvent bercée de notes électro et futées. Celui-ci ne fait pas exception.
Après avoir posé sa caméra dans le Grand Nord (Le Voyage au Groenland), sur une île bretonne (Marie et les Naufragés) ou en bordure d’une forêt (Ulysse & Mona), ce cinéaste flâneur nous entraîne cette fois sur les hauteurs d’un village alpin. Loin des tumultes de l’époque… Histoire que Bérénice, Hugo et Stan (Izïa Higelin, William Lebghil et Bastien Bouillon), ses trois antihéros très attachants, puissent réinventer leur vie. Inséparables quand ils étaient enfants, ces presque trentenaires viennent de se retrouver dans leurs montagnes d’origine, après quinze années de séparation. Pourront-ils reprendre leur relation là où elle s’était arrêtée et renouer avec les rires de leur enfance ? Que reste-t-il, au fond, de leur histoire commune et de leur amitié ? Autant de questions sensibles que ce film fait justement résonner dans ce décor immuable, là même où le temps semble s’être arrêté. Mêlant humour, mélancolie et fantastique (l’un des protagonistes a des visions…), Debout sur la montagne surprend, émeut et ravit tour à tour. Joliment boosté par le charme rafraîchissant de ses comédien·nes. Une fugue en mode mineur et un grand bol d’air. A. A.
Le Traître, de Marco Bellocchio
C’est ce qui s’appelle avoir du talent. Et même davantage. À tout juste 80 ans, Marco Bellocchio, l’un des plus subtils réalisateurs italiens, redonne un second souffle au « film de mafia ». Loin des codes hollywoodiens, il aborde le genre via la figure fameuse du repenti Tommaso Buscetta (mort dans son lit) et ses non moins fameuses révélations au juge Falcone (assassiné le 23 mai 1992). Un angle qui lui permet de sonder des thèmes aussi inhabituels que la peur ou… l’éthique. Évitant toute mythification douteuse, Bellocchio donne à voir un thriller passionnant, limpide, souvent caustique. Les scènes de procès, avec ses échanges entre mafieux rivaux, tissés de haine, de mensonges et de dialogues en sicilien, sont proprement hallucinantes. A. A.
J’ai perdu mon corps, de Jérémy Clapin
Ce film d’animation va vous faire reconsidérer la notion de « main baladeuse ». La hissant vers des sommets de poésie ! J’ai perdu mon corps raconte en effet la cavale parallèle du jeune Naoufel (qui tombe amoureux de Gabrielle) et d’une main coupée (échappée d’un laboratoire et bien décidée à retrouver son corps). Une aventure étonnante qui, bien sûr, fait sens in fine. Il suffit juste de se laisser porter par l’impeccable élan de ce premier long-métrage. Dûment récompensé à Cannes pour son dessin doux, ses personnages vibrant d’humanité (donc de fêlures) et son heureux mélange des genres. De fait, ce récit fantastique s’aventure très joliment dans le registre romantique. Ainsi la scène de rencontre entre Naoufel et Gabrielle : un moment inoubliable de cinéma. A. A.
Noura rêve, de Hinde Boujemaa
![La sélection de novembre 2019 2 20181024 TNS 00 HBJ Tournage J3 29 FLM Hinde A](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2020/01/20181024_TNS_00_HBJ_Tournage_J3_29_FLM_Hinde_A-1024x684.jpg)
Noura rêve, une œuvre politique qui sonde l’irrationalité de l’amour. © Panama Distribution
Son prénom signifie « lumière » en arabe. De fait, Noura en aurait bien besoin de cette lumière bienveillante ! Mariée à Jamel, un petit malfrat de nouveau incarcéré, jonglant entre ses trois enfants, son travail et son logis pourri dans un quartier populaire de Tunis, Noura rêve de liberté. Pour pouvoir vivre au grand jour avec Lassad, l’homme qu’elle aime et réciproquement. Heureusement, son divorce doit être prononcé dans cinq jours. Sauf que Jamel est relâché plus tôt que prévu et que la loi tunisienne punit sévèrement l’adultère (cinq ans de prison). Plus question de rêver pour Noura : l’idée même qu’une épouse puisse aimer ailleurs est inacceptable, socialement, pour l’ego du mâle tunisien…
En questionnant les tabous d’une société considérée, pourtant, comme la plus en avance du point de vue des droits des femmes dans le monde arabo-musulman, la réalisatrice belgo-tunisienne Hinde Boujemaa ne commet pas seulement une œuvre politique (et nécessaire). Tout en nuances, Noura rêve a l’habileté de sonder aussi des thèmes plus universels comme la lassitude dans le couple ou l’irrationalité de l’amour. Nanti de personnages complexes (Noura n’est pas qu’une victime, Jamel n’est pas qu’un sale type) et de comédiens sobrement époustouflants, ce long-métrage baigne, en outre, dans une lumière inhabituelle pour un pays méditerranéen. Une lumière terne et sans chaleur. A. A.
Knives and Skin, de Jennifer Reeder
Cinéaste gothique, très vite remarquée pour ses courts et ses moyens-métrages décalés, Jennifer Reeder n’a jamais caché ses influences. Nul hasard, donc, si Knives and Skin s’inspire de l’univers très formel, souvent symbolique et volontiers troublant de David Lynch. De fait, son récit s’ouvre sur la disparition d’une belle et secrète adolescente. Absence qui, peu à peu, va hanter, agiter, puis transformer les habitant·es d’une petite ville ordinaire américaine du Midwest. Difficile de ne pas penser à Twin Peaks !
Même gorgé de clins d’œil, le teen movie mélancolique de Jennifer Reeder lui permet d’affirmer sa personnalité. Déjà parce qu’il parle autant du monde adolescent que du monde adulte. Cela de façon aiguë, voire surréaliste : les trois mères (brisées) qui y sont dépeintes sortent ainsi totalement des codes de représentations habituelles. Ensuite, parce qu’il explore un sujet difficile – le deuil – sans jamais verser dans le pathos ni le morbide. Là encore, l’inattendu est privilégié, oscillant entre tristesse et beauté (joli travail sur le maquillage, les costumes et les couleurs).
Dernier atout de Knives and Skin : sa BO qui revisite en douceur plusieurs morceaux pop des années 1980. Grâce à elle, le temps semble se suspendre, raccord avec le sentiment de flottement qui anime l’ensemble des protagonistes. Le « petit film stylé » devient alors simplement déchirant. A. A.
Nouvelle Cordée, de Marie-Monique Robin
Garanti : vous sortirez de la projection aussi emballé·es que révolté·es. C’est l’effet Nouvelle Cordée, le film de Marie-Monique Robin. Journaliste engagée, elle a notamment dénoncé les agissements de Monsanto dans une enquête qui a fait date. Cette fois, elle signe un documentaire palpitant sur une expérience sociétale, créée par ATD Quart Monde, les Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD). Dans les grandes lignes, il s’agit de monter une entreprise qui embauche en CDI des gens au chômage depuis plus d’un an pour des missions créées en fonction des besoins du territoire. Et ça marche. Marie-Monique Robin a filmé la mise en place d’un TZCLD à Mauléon (Deux-Sèvres) en 2015. Pendant quatre ans, elle a suivi le parcours de plusieurs participant·es très précarisé·es au départ. Au fil des mois, à mesure que chacun·e retrouve le circuit du travail, des liens, des projets, leur transformation physique et morale est spectaculaire. Aujourd’hui, des TZCLD sont expérimentés dans dix territoires, onze entreprises ont été créées, plus de six cents personnes embauchées. Pourtant, le gouvernement traîne des pieds pour signer l’extension du projet. Alors que, nous dit Marie-Monique Robin : « L’utopie existe, nous l’avons filmée. » I. M.
Les Enfants d’Isadora, de Damien Manivel
Ancien danseur, Damien Manivel propose ici une transcription très personnelle de la chorégraphie Mother. Celle que la mythique Isadora Duncan composa après le décès tragique de ses deux enfants en 1913. Tel un puits de douleur. Exigeant, très précis, Manivel structure son film comme un ballet en trois actes. Chacun étant dansé par un ou deux corps différents (on démarre avec l’insondable Agathe Bonitzer). Un brin conceptuel et contemplatif, son récit s’incarne de plus en plus heureusement… La progression est pertinente, chaque danseuse cherchant son « propre geste » pour dire la perte et l’absence. Un cheminement qui trouve son apogée dans la dernière partie du film. Littéralement habitée par la chorégraphe américaine Elsa Wolliaston, vieille dame bouleversante et bouleversée. A. A.
Little Joe, de Jessica Hausner
Humour à froid, mise en scène millimétrée, esthétique anxiogène : le nouveau film de Jessica Hausner intrigue. La réalisatrice autrichienne nous entraîne dans les pas d’Alice, mère célibataire et généticienne chevronnée, qui vient de créer une plante censée rendre heureux. Sauf que cette fleur vermillon va changer les gens qui respirent son pollen. Notamment son fils… Dommage que le charme étrange de cette fable d’anticipation finisse par se faner, comme anesthésié par sa lenteur et son formalisme. Car Little Joe a du potentiel. Accueillir la fine fleur des comédiens anglais (Emily Beecham et Ben Whishaw) n’est pas rien. De même que relier des thématiques aussi sensibles que la maternité, l’omnipotence de la science ou le bonheur… On aurait juste aimé que cette belle plante soit plus vivace ! A. A.
Les Éblouis, de Sarah Suco
Voici un premier film sacrément culotté. Et réussi ! Les Éblouis nous immerge dans le quotidien d’une secte catholique nichée dans la respectable ville d’Angoulême. Délicate matière que Sarah Suco a choisi d’aborder selon le point de vue de Camille, une adolescente lumineuse qui, peu à peu, va oser braver l’autorité de ses parents embrigadés, puis l’ensemble de cette étrange communauté. Une double tension anime donc son récit : tandis que les adultes perdent leur libre arbitre, Camille, elle, tente de s’émanciper. Non sans difficulté. C’est d’autant plus fort que Sarah Suco, qui raconte peu ou prou sa propre histoire, évite le règlement de comptes. Tous les comédien·nes, de Céleste Brunnquell à Jean-Pierre Darroussin, en passant par Camille Cottin ou Éric Caravaca, sont impressionnants de justesse. A. A.