Freda
© Nour films

Gessica Généus : « Avec “Freda”, je montre la soro­ri­té face à la misère »

Dans son pre­mier long métrage en salles ce mer­cre­di, Freda, Gessica Généus dresse le por­trait d’une jeune Haïtienne d’aujourd’hui, tiraillée entre la volon­té de recons­truire son pays et celle de par­tir pour s’offrir une vie meilleure. Une his­toire ins­pi­rée du par­cours per­son­nel de la cinéaste, pro­je­tée à la sélec­tion « Un Certain regard » du Festival de Cannes 2021. Interview de la jeune réalisatrice.

Causette : Votre héroïne Freda essaie de sur­vivre, étu­die, sub­vient aux besoins de sa famille… Vous avez vou­lu mon­trer un quo­ti­dien que par­tagent de nom­breuses femmes en Haïti ?
Gessica Généus : Le plus com­plexe, c’est de se recons­truire sur la terre de ses trau­ma­tismes. En Haïti, les gens qui sont là ont été emme­nés de force, c’est une terre qui a vu mou­rir tel­le­ment de nos ancêtres ! On doit s’approprier cet espace et l’aimer assez pour le pro­té­ger. Freda essaie aus­si de s'approprier son espace fami­lial, qui a été un lieu de trau­ma­tismes : elle conti­nue à vivre avec sa mère, qui a été mal­trai­tante. Elle conserve pour sa mère des sen­ti­ments contradictoires.

Votre film évoque aus­si les vio­lences conju­gales. L’une des pro­ta­go­nistes est sau­vée par les femmes de son entou­rage. La soro­ri­té, c’est un élé­ment essen­tiel du film ?
G.G. : En Haïti, la pro­mis­cui­té et la pré­ca­ri­té forcent l’altruisme. Si on ne s’entraide pas, on n’est pas capable de sur­vivre. La soro­ri­té, quelque part, c’est ce qui m’a gar­dée en vie. Souvent, ma mère me lais­sait chez une copine et reve­nait me cher­cher le soir. Ce sont ses amies qui pre­naient soin de moi. Tout ce qui existe dans Freda, je l’ai vécu. Cette soro­ri­té, elle est très forte.

Quand Freda est à la fac, il y a un débat sur l’utilisation du créole. Il fait rage au sein de la jeu­nesse ?
G.G. : Imagine, ta famille est créo­lo­phone, tu arrives à l’école et tu découvres le fran­çais, parce que tous les livres sont en fran­çais. Ça n’a aucun sens ! Le pays n’a pas assez d’autonomie finan­cière pour ensei­gner en créole et per­mettre que les gens res­tent et tra­vaillent. Il y a une dis­sen­sion entre ceux qui se disent « de toute façon, je ne vais pas pour­rir ici, donc je ne veux pas étu­dier en créole » et ceux qui répondent « on doit construire notre pays parce qu’on ne pour­ra pas tous par­tir ». De l’extérieur, per­sonne ne s’en rend compte, mais ça déchire la socié­té. C’est aus­si une ques­tion d’identité. Tu es dans ce truc de « on refuse la colo­ni­sa­tion », mais tout ce que tu uti­lises comme maté­riel est lié à cette période. À un moment don­né, tu vrilles !

La mère de Freda est au bout du rou­leau. Est-​ce la consé­quence de toutes les oppres­sions qu’elle a vécues ?
G.G. : Oui, parce qu’on ne nous auto­rise pas à cra­quer. Et quand la pré­ca­ri­té te prend à la gorge, tu as moins de res­sources pour te cal­mer. Dans un milieu pré­caire comme celui de Freda, tu n’as jamais l’espace, ni phy­sique, ni men­tal, pour arri­ver à te rai­son­ner et à trou­ver les res­sources pour conti­nuer ton rôle de mère. Forcément, tu pètes un plomb ! En Haïti, on dit sou­vent que la mère est le socle de la famille… C’est une façon de nous écra­ser. Parce que plus tu valo­rises ce sta­tut de mère au foyer, plus tu fais en sorte que la per­sonne accepte son sort. En fait, on abuse de toi.

C’était dif­fi­cile de réa­li­ser ce long métrage de fic­tion ?
G.G. : C’est ton pre­mier pro­jet, tu es une femme, donc per­sonne ne te fait confiance. Mon pre­mier assis­tant, par exemple, remet­tait en ques­tion tout ce que je disais. Ce sont des obs­tacles que je ne devrais pas avoir ! La deuxième chose, c’est qu’en tant que femme, on est capable de faire avec ce qu’on a. Quand on me dit « on n’a pas de sous », mon cer­veau est déjà en train d’écrire une autre séquence. Tu es habi­tuée à tout re-​planifier parce que tu sais qu’on ne va pas te don­ner ce que tu veux. La troi­sième chose, c’est le contexte poli­tique : c’est qua­si­ment impos­sible de tour­ner en Haïti à cause de l’insécurité, et la police est cor­rom­pue. Ce qui m’a aidée, c’est que je suis connue dans le pays. Partout où j’allais, les gens créaient un bou­clier pour pro­té­ger l’équipe de tour­nage. La popu­la­tion deve­nait ma police.

Freda est-​il un film fémi­niste ?
G.G. :
Je ne me suis jamais vue comme une mili­tante. Mais j’ai tou­jours eu une grande conscience du fait que je sois une femme et de ce que ça implique. Ce n’est pas la même chose que d’être un homme ! C’est même dia­mé­tra­le­ment oppo­sé. Forcément, un film fait par une femme, ça com­porte des par­ti­cu­la­ri­tés, dans le regard et dans le point de vue. Il fal­lait abso­lu­ment que ce film existe et qu’on com­prenne que c’est une femme qui l’a réa­li­sé. Certains jour­na­listes hommes m’ont dit : « Les hommes en prennent un coup dans votre film ! » Forcément, c’est la seule chose qui les inté­resse. Ils sont habi­tués à voir les femmes au second plan. Dans la majo­ri­té des films, quand quelqu’un meurt, c’est une femme, et c’est l’homme qui mène l’enquête. Nous, on est K.O. depuis long­temps dans le ciné­ma. Dans Freda, j’ai fait exis­ter les hommes comme je les connais : peu pré­sents. C’est peut-​être ça, le militantisme. 

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