Audrey Diwan : « Sortir de ce silence est un tra­vail long et lent »

Mise à jour du 26/​01/​22 : L'Événement, d'Audrey Diwan, est en lice dans quatre caté­go­ries pour la céré­mo­nie des César 2022. Celle de la meilleure réa­li­sa­trice, du meilleur film, du meilleur espoir fémi­nin et de la meilleure adap­ta­tion. La 47e édi­tion des César se tien­dra le 25 février à L'Olympia et sera retrans­mise en direct sur Canal+. 

Il est rare qu’une réa­li­sa­trice reçoive un Lion d’or à la Mostra de Venise. Plus rare encore qu’un film trai­tant d’un sujet comme l’avortement soit ain­si salué. L’Événement, adap­té du livre d’Annie Ernaux dans lequel elle racon­tait son par­cours de com­bat­tante pour avor­ter clan­des­ti­ne­ment en 1963, sort en salles ce 24 novembre. Entretien avec Audrey Diwan, à qui l’on doit ce puis­sant projet.

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Causette : Le terme « avor­te­ment » n’est jamais pro­non­cé dans le film. En quoi la thé­ma­tique du silence résonne-​t-​elle tou­jours en 2021 ?
Audrey Diwan : Dans le livre, Annie Ernaux men­tionne le fait que, jamais, à l’époque, on ne disait ce mot. On voit là tout le dis­po­si­tif de honte sociale en œuvre autour de la loi, qui était entre autres fon­dé sur lesi­lence. Ce que j’ai res­sen­ti en le lisant et que j’ai vou­lu tra­duire à l’image, c’est vrai­ment « le corps contre la loi ». Pour moi, c’était très impor­tant de bien peser les mots. C’est pour ça que le terme « avorte- ment » n’existe pas dans le film : pour qu’il puisse mieux exis­ter à sa sor­tie. En che­min pour Venise, je me suis ren­du compte que je me posais la ques­tion de dire ou non aux jour­na­listes que j’avais avor­té. J’ai réa­li­sé avec un cer­tain effroi qu’en dépit de trois ans de tra­vail contre ce silence je me deman­dais si j’allais me taire ou non. Le silence est encore si épais et fort qu’il pèse sur les épaules de la réa­li­sa­trice. Sortir de ce silence est un tra­vail long et lent, qui vaut aus­si pour soi-même.

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Où en êtes-​vous de cette réflexion ?
A. D. :
Finalement, j’en ai par­lé à Venise, aidée par Anna Mouglalis [elle joue la fai­seuse d’anges qui avorte Anne, le per- son­nage prin­ci­pal, ndlr], qui a très sim­ple­ment ouvert le bal en évo­quant son cas per­son­nel. Si on en a par­lé, c’est pour dire d’où était par­ti le pro­jet. Pour moi, il est aus­si né de la confron­ta­tion entre deux vécus : réa­li­ser l’extraordinaire dif­fé­rence qui existe entre un avor­te­ment clan­des­tin et un avor­te­ment légal.

Vous avez dit, lors de vos dis­cours à Venise, avoir fait ce film « avec colère ». Avec quelle colère ?
A. D. :
Je ne peux pas ôter l’une des dimen­sions de mon pro­pos : je l’ai fait avec colère et désir. Il s’agit de la colère de voir ce corps aux prises avec la loi, de voir une femme qui se débat pour trou­ver une solu­tion. Le pen­dant de cette colère est le désir. Il y a le désir que les choses changent, d’une part. Et puis le désir d’assumer son désir en géné­ral, d’autre part. Car le film parle de l’avortement clan­des­tin au regard de la liber­té sexuelle, qui est à l’époque très enca­drée. À l’écran, j’ai choi­si un cadre res­treint pour incar­ner la contrainte et la loi. C’est un car­ré dans lequel notre per­son­nage se retrouve enfer­mé. Il s’agissait de repré­sen­ter une femme qui doit mettre son corps en dan­ger au même moment où elle le découvre.

Vous sentez-​vous enten­due dans le pro­pos que vous por­tez dans le film ?
A. D. :
Je me suis sen­tie enten­due d’avoir été choi­sie par des per­son­na­li­tés et artistes aus­si dif­fé­rents [les membres du jury], et ce, à l’unanimité. Ce qu’il se
passe depuis m’intéresse autant que cela m’émeut. Pendant une confé­rence de presse, un jour­na­liste m’a dit : « Je suis catho­lique et contre l’avortement, mais
votre film m’a ému et empor­té phy­si­que­ment. »
Il par­lait du début de réflexion que le film obli­geait à mener parce qu’il ne connais­sait pas encore l’exacte réa­li­té d’un par­cours d’avortement clan­des­tin. L’art per­met ça. J’ai vou­lu ouvrir cette dis­cus­sion en m’éloignant de toute polé­mique. Mais réduire le film à une œuvre sur l’avorte- ment clan­des­tin me gêne. J’ai aus­si choi­si de retra­cer le par­cours d’une femme, qui est ini­tia­le­ment Annie Ernaux, por­tée par son désir intel­lec­tuel, son envie de faire des études, de chan­ger de classe sociale par sa force d’esprit.

Le livre d’Annie Ernaux a été dif­fi­ci­le­ment reçu à sa sor­tie, en 2000. A‑t-​il fal­lu se battre pour l’adapter ?
A. D. : C’est l’un de ses livres dont les jour­na­listes se sont le moins empa­rés, dont on a le moins par­lé. Le film a été très dif­fi­cile à finan­cer. Heureusement que mes pro­duc­teurs, Édouard Weil – de la famille de Simone Weil [la phi­lo­sophe et syn­di­ca­liste] – et Alice Girard, se sont bat­tus. Mais c’est com­plexe de dire pour­quoi ça a été si dur. D’abord parce que ce n’est qu’un deuxième film. Ensuite parce que, à l’écran, ce sont de jeunes actrices et acteurs qui ne sont pas encore des stars. Donc, on super­pose des pro­blé­ma­tiques. On a res­sen­ti aus­si, de manière indis­tincte et sourde, que cer­tains étaient pro­ba­ble­ment contre l’avortement. Mais il y avait tel­le­ment de manières de dire « non » à ce film qu’il y en avait autant de ne pas avouer que c’était le sujet de l’avortement clan­des­tin qui était problématique.

Annie Ernaux vous a écrit une lettre après le film. Que vous êtes-​vous dit ?
A. D.
: Elle m’a par­lé de la jus­tesse. C’était notre pacte com­mun. Pendant l’écriture, elle n’a pas cher­ché à rame­ner le film au livre, mais elle poin­tait avec beau­coup d’exactitude ce qui ne lui sem­blait pas juste.

Lire aus­si l « Oui, j'ai avor­té » : pour­quoi il est néces­saire, en 2021, de dire que l'on a avorté

Au début du film, Anne est entou­rée par ses amies. Puis, à mesure que les semaines passent, son cercle social se vide. Pourquoi l’avortement était-​il – et est encore sou­vent aujourd’hui – une expé­rience de soli­tude pour les femmes ?
A. D. : Si j’ai mon­tré cette extrême soli­tude, c’est pour repré­sen­ter à quel point la loi était dure. Ses amies ne veulent pas en entendre par­ler parce qu’elles ont peur. C’est la pre­mière géné­ra­tion à avoir eu accès aux études supé­rieures. Aider une amie qui vous demande de trou­ver une solu­tion pour avor­ter clan­des­ti­ne­ment, c’était prendre le risque d’aller en pri­son. Il faut le mesu­rer. Les méde­cins, eux, ris­quaient, en plus de la pri­son, l’interdiction d’exercer. Entre Anne et sa mère, c’est autre chose qui se joue. On parle de parents qui ont déci­dé de n’avoir qu’un enfant avec l’idée de tout lui don­ner et de lui offrir la pos­si­bi­li­té de faire des études. Ici, le prix à payer pour assou­vir un désir sexuel, c’est la tra­hi­son sociale à l’égard de ses parents.

Est-​il encore si dif­fi­cile d’en par­ler aujourd’hui, même entre amies, entre femmes ?
A. D. :
Pour se dévoi­ler à ce sujet, il faut une réac­tion en chaîne. Dès qu’une femme
se met à en par­ler – comme moi en confé­rence de presse ou en inter­view –, sou­vent, celle qui est en face d’elle lui répond : « Moi aus­si, quand j’ai avor­té… ». La bana­li­sa­tion de la parole est une forme de réso­lu­tion du problème. 

L’Événement, d’Audrey Diwan. En salles. 

Voir la bande annonce du film : 

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