Une héroïne française qui transcende les genres, les époques et l’amour ; une cinéaste polonaise qui s’attire les foudres de l’extrême droite ; une jeune femme germano-kurde ni vierge ni soumise ; un peintre catalan qui fait son cinéma : voici les sorties ciné du 7 février.
La Bête
“La Bête… et la belle”, tel pourrait être le titre alternatif du nouveau film flamboyant de Bertrand Bonello (L’Apollonide : souvenirs de la maison close, Saint Laurent). S’inspirant librement de la nouvelle d’Henry James La Bête dans la jungle, le cinéaste français en reprend le thème principal – une grande histoire d’amour contrariée – pour nous donner à voir un mélodrame vertigineux qui transcende les genres et les époques.
Une précision s’impose d’emblée : ici “la Bête” n’est pas une créature magique, mi-homme mi-monstre comme chez Cocteau, mais une angoisse profonde – la peur d’aimer, mêlée à la certitude qu’une catastrophe va arriver -, qui taraude le récit tout le long. Quant à “la Belle”, elle se prénomme Gabrielle et c’est bien elle l’âme et le moteur de cette épopée en trois temps…
On fait sa connaissance en 2044, alors que l’Intelligence artificielle domine le monde et que cette trentenaire songeuse doit sonder ses vies antérieures pour purifier son ADN (l’idée étant qu’elle se débarrasse une fois pour toutes de ses émotions). Première étape : la voilà plongée dans le Paris de 1910, où elle croise Louis lors d’une réception littéraire et mondaine et ressent pour lui une profonde connexion, comme s’il·elle se connaissaient depuis toujours. La crue phénoménale de la Seine, cette année-là, va pourtant les séparer tragiquement… avant qu’il·elle ne se retrouvent dans la chaleur parano de Los Angeles en 2014, bientôt rattrapé·es par une violente secousse sismique…
Bien sûr, ce voyage mental, proche des œuvres labyrinthiques de David Lynch, peut étourdir. Oscillant entre la science-fiction (dans la première partie glaçante), la fresque d’époque (dans la deuxième partie tourbillonnante) et le film d’horreur (dans la troisième partie inquiétante), il mobilise tous les atouts et atours du cinéma pour mieux nous sidérer, variant avec maestria les lieux, les humeurs, les atmosphères, les menaces, les couleurs. Mais si l’on accepte, précisément, de se laisser guider par ses émotions, alors cette traversée (de 2 h 17, quand même !) emporte, bouleverse et ravit. La performance exceptionnelle de Léa Seydoux, tout en nuances et vibrations dans le rôle de Gabrielle, participe pour beaucoup de cet élan. Bonello la filme au plus près, totalement fasciné. Il a raison, c’est une très grande actrice.
![“La Bête”, “Green Border”, “Elaha”, “Daaaaaali !” : les sorties ciné de la semaine 2 Capture decran 2024 02 06 a 11.51.28](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2024/02/Capture-decran-2024-02-06-a-11.51.28.png)
La Bête, de Bertrand Bonello.
© Ad Vitam
Green Border
Pourquoi ce noir et blanc, se demande-t-on dès les premières images de cette fiction puissante qui nous projette au côté d’une famille syrienne, fuyant la guerre et cherchant à rejoindre la Suède ? Sûrement pas pour faire joli, car le récit nous emmène très vite à la frontière marécageuse de la Biélorussie et de la Pologne, où cette famille se retrouve à la merci de militaires violents, piégée comme tant d’autres par une situation où chacun, garde-frontières, bénévoles d’ONG et population locale, tente de jouer sa partition. Alors ? Alors peut-être qu’Agnieszka Holland, réalisatrice polonaise engagée, a voulu jeter des ponts, ainsi, entre le passé (les fantômes de la Shoah) et le présent (son récit s’appuie sur les témoignages récents de journalistes et d’activistes), histoire de provoquer un sursaut ? Au vu des réactions qui ont accompagné les toutes premières projections de Green Border (Prix spécial à la Mostra de Venise d’un côté, vive polémique en Pologne “agrémentée” de menaces de l’extrême droite de l’autre), on peut dire qu’elle a eu du nez.
Il est vrai que le choc est de mise, visuellement parlant, même si le filmage est exempt de tout sensationnalisme. Soyons honnête, certaines scènes sont brutales, donc éprouvantes à regarder : ce que Holland nous montre, ce sont bel et bien des êtres humains, originaires de Syrie mais aussi d’Afghanistan ou du Yémen, ballottés, rejetés, humiliés, instrumentalisés, agressés et/ou liquidés sans autre forme de procès dans la pénombre décomplexée d’une forêt, d’une nuit et d’un régime fascisant. Reste que la cinéaste trouve toujours la bonne distance pour en parler. D’abord parce son récit est découpé en chapitres, qui relancent notre vigilance en apportant chaque fois un point de vue différent (celui d’une famille, celui d’un garde-frontières, celui d’activistes humanitaires… la fin est d’ailleurs bouleversante). Et ensuite parce que le noir et blanc permet de déréaliser quelque peu ces atrocités. Sans les diminuer.
![“La Bête”, “Green Border”, “Elaha”, “Daaaaaali !” : les sorties ciné de la semaine 3 Capture decran 2024 02 06 a 11.54.58](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2024/02/Capture-decran-2024-02-06-a-11.54.58.png)
Green Border, d’Agnieszka Holland.
© Condor Film
Elaha
Deux motifs, au moins, devraient vous convaincre de découvrir sans tarder ce premier film très attachant. Son sujet d’abord, important quoique rarement traité au cinéma : cette fiction raconte la quête éperdue d’Elaha, une jeune Allemande d’origine kurde irakienne qui cherche par tous les moyens à faire reconstruire son hymen à la veille de son mariage (arrangé). Tiraillée entre le respect des traditions et son désir d’indépendance, cette jolie brune de 22 ans, complètement de son temps, doute de plus en plus. Pourquoi devrait-elle paraître vierge et pour qui ?
Bonnes questions auxquelles ce récit d’apparence classique, sans grands moyens mais constamment haletant, répond avec tact et finesse. Foin de caricature ou de manichéisme ! Déroulant comme de juste un parcours d’émancipation déchirant car solitaire (Elaha, bien que constamment entourée, ne peut se confier à personne), Milena Aboya, sa réalisatrice, fait preuve d’un talent de conteuse très prometteur. Bien que sondant une culture spécifique, elle n’oublie jamais, ainsi, de rendre universel le combat de son héroïne (à savoir disposer comme elle l’entend de son corps, de sa sexualité, de son destin). Ni vierge, ni pute, ni soumise : comment ne pas nous sentir concernées, quelles que soient nos origines et quel que soit notre âge ?
Ultime raison de partir à la rencontre d’Elaha : la fraîcheur et la subtilité de Bayan Leyla, la jeune actrice (non kurde mais également d’origine syrienne) qui l’incarne. On n’est pas près de l’oublier.
![“La Bête”, “Green Border”, “Elaha”, “Daaaaaali !” : les sorties ciné de la semaine 4 Capture decran 2024 02 06 a 11.57.35](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2024/02/Capture-decran-2024-02-06-a-11.57.35.png)
Elaha, de Milena Aboya.
© Wayna Pitch
Daaaaaali !
La première image est superbe, qui saisit un jet d’eau coulant sans interruption d’un piano à queue dans la blonde lumière d’une plaine aride et déserte. Évoquant un célèbre tableau de Dali, elle fait office à la fois d’hommage et de mise en bouche. Pour son douzième long-métrage (le précédent, Yannick, étant sorti il y a à peine six mois !), l’iconoclaste Quentin Dupieux (Au poste !, Le Daim, Mandibules) s’empare du mythe Dali pour mieux moquer l’ego démesuré du peintre catalan. Connaissant le goût du cinéaste français pour Luis Buñuel, on n’est pas vraiment surprise de le voir naviguer en ces eaux surréalistes, sinon troubles. Est-ce à dire que son faux biopic est géniaaaaaal, lui aussi ? Hum… disons qu’on l’aime sans l’adorer.
Partant d’une intrigue ténue (une journaliste, interprétée par une Anaïs Demoustier toujours aussi futée, rencontre Salvador Dali à plusieurs reprises pour un projet de documentaire), ce nouvel opus multiplie gentiment les incarnations du maître (pas moins de cinq acteurs différents se partagent le rôle), les mises en abyme et les provocations. L’idée, bien sûr, étant de coller à l’univers extravagant du peintre, hanté par la finitude et l’impuissance, pour mieux nous distraire. Parfois avantageusement : un couloir sans fin dans un hôtel ou une pluie cocasse de chiens morts suffiraient à notre bonheur. Et d’autres fois en vain : les rêves d’un curé en soutane, qui ne cessent de s’emboîter telle une poupée russe, finissent par lasser.
Inégale (seuls Edouard Baer et Jonathan Cohen portent en eux la folie nécessaire pour incarner un Dali crédible), cette variation sur un même thème – et sur un même homme – ne vous donnera donc que peu de clés sur la conscience cosmique de Salvador (surnommé Avida Dollars par André Berton…). On reste bel et bien dans l’image, voire l’imagerie. Et l’on sourit.
![“La Bête”, “Green Border”, “Elaha”, “Daaaaaali !” : les sorties ciné de la semaine 5 Capture decran 2024 02 06 a 12.00.53](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2024/02/Capture-decran-2024-02-06-a-12.00.53.png)
Daaaaaali !, de Quentin Dupieux.
© Diaphana Distribution