La vie devant elle Photo 4 ©Droits reserves
© DR

Documentaire : “La Vie devant elle”, l’exil à hau­teur d’enfant

La jour­na­liste Manon Loizeau signe un docu­men­taire bou­le­ver­sant sur Elaha, jeune Afghane de 14 ans sur la route de l’exil.

Manon Loizeau, grande jour­na­liste et docu­men­ta­riste fran­çaise, a enquê­té sur le viol comme crime de guerre en Syrie, sur la “Malédiction de naître fille”, en Inde, au Pakistan et en Chine – repor­tage pour lequel elle a reçu le prix Albert-​Londres en 2006 –, sur une mater­ni­té de Grozny ou sur les meurtres en série au pays de Poutine. Autant de films indis­pen­sables. Le Festival Le Grand Bivouac, à Albertville (Savoie), pré­sente son der­nier film en date : La Vie devant elle. L’histoire d’Elaha et de sa famille qui quittent l’Afghanistan en 2018. L’originalité de ce docu­men­taire ? C’est la jeune Elaha qui, équi­pée d’une petite camé­ra pen­dant une par­tie du périple, a fil­mé sa réa­li­té d’enfant exi­lée. Un résul­tat poi­gnant accom­pa­gné par la musique d’Emily Loizeau, sœur de la réalisatrice. 

Manon Loizeau ©Droits reserves scaled
La réa­li­sa­trice Manon Loizeau © DR

Causette : Avant que vous fas­siez la ren­contre d’Elaha en 2020, au camp de Moria, sur l’île de Lesbos, elle a déjà pas­sé plus de deux ans sur la route avec sa famille. Ils ont quit­té l’Afghanistan en 2018. Donc, avant l’arrivée des tali­bans.
Manon Loizeau : Oui, car la prise de Kaboul par les tali­bans ne s’est pas faite brus­que­ment en août 2021. Depuis 2015, il y a énor­mé­ment d’attentats notam­ment sur des écoles de filles, des lieux d’indépendance des femmes ou contre des dépu­tés femmes. C’est le cas de l’école des trois filles de la famille et du salon de beau­té de la maman. Elles sont toutes petites quand elles vivent ça… Il y a aus­si eu des menaces sur le papa. Tout cela fait qu’ils décident de par­tir. Alors que le frère aîné fait des études brillantes d’ingénieur… Mais les parents font ça pour que leurs filles aient un ave­nir. Et comme le dit le père, ce qui est plu­tôt rare pour un homme afghan : pour que ses filles deviennent des femmes indé­pen­dantes, qu’elles aient les moyens de l’être. C’est vrai­ment ce désir qui a gui­dé le départ.

Causette : Ensuite com­mence un par­cours du com­bat­tant
M. L. : Ils passent par Kaboul, le Pakistan. Ils manquent de mou­rir des dizaines de fois, alors que le plus petit de leurs enfants devait avoir 2 ans. À un moment don­né, ils se font prendre en otage par Daesh. Des Hazâras [troi­sième groupe eth­nique afghan en nombre, ndlr] sont exé­cu­tés devant leurs yeux… Ensuite, ils rejoignent l’Iran. Ils tra­versent la mon­tagne entre l’Iran et la Turquie, et le papa tombe dans un ravin avec la petite sœur.

La vie devant elle Photo 3 ©Droits reserves
Elaha avec ses parents © DR

La maman pense que son mari est mort. Elaha sup­plie le pas­seur de récu­pé­rer son père et la petite. Plusieurs migrants qui étaient avec eux sont tom­bés. Les seuls sur­vi­vants, c’était eux. Le père a été bles­sé dans la chute. Il était déjà bles­sé, car il a été tor­tu­ré par les tali­bans. Il a fait toute cette route avec une fausse hanche. Ils arrivent en Turquie, et là, ils dorment pen­dant plus de sept mois dans des parcs, dans des fos­sés. Ils sont atta­qués tous les soirs par des chiens errants, par des anti­mi­grants. Ils regagnent alors les côtes et tentent sept fois la tra­ver­sée. Ils se retrouvent enfin en Grèce, vers novembre 2019… Mais dans cet enfer sur terre qu’est le camp de Moria. En sep­tembre 2020 a lieu le fameux et ter­rible incen­die du camp de Moria. Je les ren­contre quelques jours après que le camp a brûlé.

Causette : Concrètement com­ment vous ren­con­trez Elaha et déci­dez de mettre en place cette écri­ture à deux voix ?
M. L. : Je venais de faire un film qui s’appelait Syrie, le cri étouf­fé, sur le viol comme arme de guerre en Syrie. À ce moment-​là, je suis en train de creu­ser un sillon plus docu­men­ta­riste et moins jour­na­lis­tique. J’avais envie de tra­vailler sur les migrants. C’est une ques­tion à laquelle je suis très sen­sible, de par mes parents, qui ont tou­jours accueilli des migrants à la mai­son. Avec ma sœur [la chan­teuse Emily Loizeau, ndlr], nous sommes très enga­gées sur ces ques­tions. Et je tombe sur dif­fé­rents articles qui par­laient de mil­liers de mineurs iso­lés qui dis­pa­rais­saient des radars. J’ai donc com­men­cé à aller sur les îles grecques pour faire des ate­liers vidéo avec des mineurs dans le but de faire un film avec eux. Dès le début, je vou­lais que ce soit fil­mé à hau­teur d’enfant. Qu’ils racontent com­ment on gran­dit sur la route. Et puis le Covid est arri­vé. Donc là, plus rien. Au moment où je com­men­çais à avoir les pre­mières auto­ri­sa­tions pour tour­ner, impos­sible de voyager.

Au même moment, par hasard, je croise la route de Fanny Houvenaeghel, qui a créé l’association Tolou [qui pro­meut l’éducation dans le camp de réfugié·es de Moria, ndlr] à la suite de sa ren­contre avec Elaha qui, à 14 ans, don­nait des cours d’anglais à des petits enfants, sous un arbre. Voyant cela, elle décide de créer une école sur le camp. C’est le père d’Elaha, char­pen­tier, qui en construit les murs. Fanny me raconte alors qu’elle a prê­té sa petite camé­ra à Elaha et que la petite filme tout le temps. Deux jours après cette conver­sa­tion, le camp de Moria brûle, donc. Je perds la trace de tous les mineurs iso­lés avec qui j’étais en contact. Le seul lien qu’il me reste, c’est cette gamine. Fanny m’envoie des images d’Elaha qui filme l’incendie. Je vais voir mes pro­duc­trices et je leur dis que je change de sujet. J’ai la cer­ti­tude que le film, c’est elle et que ses images seront par­tie pre­nante, car elle a docu­men­té des choses incroyables. Quand je la ren­contre, elle est là au milieu des cendres avec son look de gamine de 14 ans, son petit sac à main et son appa­reil pho­to. Le plus for­mi­dable, c’est que ce n’est pas moi qui suis venue en réa­li­sa­trice euro­péenne, en lui disant quoi faire… Elle fil­mait déjà. Et elle fil­mait pour sur­vivre. Pour être forte. Je lui demande de me mon­trer les images qu’elle avait faites depuis des mois. Et je découvre que, dans l’enfer qu’était Moria, elle, elle a fil­mé la vie, les anni­ver­saires, les cerfs-​volants. Les enfants, ils se recréent de la vie où qu’ils soient. Et c’est ça que je vou­lais racon­ter jus­te­ment. Je lui ai dit : “On va faire un film toutes les deux.” Finalement, elle a fil­mé à peu près 30 % du film.

Causette : Après Moria, la famille est bal­lo­tée de foyers en loge­ments plus ou moins salubres en Grèce. C’est à ce moment-​là que vous la rejoi­gnez avec votre équipe de tour­nage pour la fil­mer au quo­ti­dien.
M. L. : Oui, pen­dant presque un an, à par­tir de sep­tembre 2020. Et quand on ne pou­vait pas y aller à cause des confi­ne­ments, c’est Elaha qui tour­nait. Psychologiquement, ce moment-​là, c’est le truc le plus dur qu’ils ont vécu. Comme le dit Elaha, ils sont trim­ba­lés comme des paquets d’un endroit à un autre. À aucun moment, ils n’ont de prise sur leur des­tin. Avant, ils décident de par­tir, ils décident de fran­chir tel pays, ils décident d’avancer. Mais là, une fois qu’ils éva­cuent le camp, ils sont com­plè­te­ment aux mains de l’immigration grecque qui les balade comme ça. Surtout pour Elaha qui est ado, c’est dur car, à chaque étape, elle se fait des copines. Puis elle doit les quit­ter. À un moment, elle m’a dit : “Je ne veux plus m’en faire, parce qu’en fait, c’est trop dou­lou­reux.” Ça me fait vrai­ment pen­ser à la phrase de Nicolas Bouvier, l’exil, c’est s’attacher et s’arracher”. Donc, ils passent huit mois comme ça à errer, puis cinq mois dans cette espèce de cloaque tenu par des mar­chands de som­meil, où il y a des cafards par­tout. C’est là que ça se délite, en fait, à cause du Covid et du confi­ne­ment. Nous, on obtient des déro­ga­tions pour aller les fil­mer et dès qu’on ne peut pas y aller, Elaha filme. Elle me dit : “Ne t’inquiète pas, je suis comme Thibaut, le chef opé­ra­teur.” Donc, elle était vrai­ment super inves­tie ! Et en même temps, il s’agissait de fil­mer l’ennui, donc ce n’était pas évident. Mais j’ai vu cette jeune fille deve­nir cinéaste ! Elle fait des plans que je trouve très ciné­ma­to­gra­phiques : elle filme la pluie qui tombe, les arbres, et elle dit cette phrase : “Je laisse ma tris­tesse dans la camé­ra.” Elle le dit à la camé­ra, qui devient son recueil, en fait, son jour­nal intime.

Causette : Finalement, après quatre ans sur la route, ils ont obte­nu l’asile poli­tique en Allemagne
M. L. : Oui et heu­reu­se­ment parce que, là-​bas, ça se passe très bien. Ils sont res­tés quatre mois dans des foyers de tran­sit. Mais ils ont eu l’asile en six mois. Ils ont un appar­te­ment de 80 m² avec quatre grandes pièces. Les enfants sont sco­la­ri­sés. Même le plus petit, qui n’a jamais été à l’école et qui pas­sait son temps sur les télé­phones por­tables. Et en fait, il est le pre­mier de sa classe. Ils parlent tous alle­mand. C’est super bien fait en Allemagne. Il y a des classes pour réfu­giés, mais au sein des écoles alle­mandes. Ils passent deux à trois ans dans ces classes et après, ils réin­tègrent le sys­tème alle­mand. Donc les cinq enfants sont les meilleurs de leur classe. Elaha a mon­tré le film dans sa classe à tous les enfants de l’exil. Elle veut qu’on le pro­jette dans des ciné­mas en Allemagne.

Elle est à fond ! Le papa a fait une for­ma­tion pour par­ler alle­mand et pour tra­vailler. Le frère aîné étu­die aus­si. La maman a eu un sixième enfant et elle veut pas­ser son per­mis de conduire.

images

Le Grand Bivouac, Festival du ciné­ma docu­men­taire et du livre, à Albertville (Savoie). Du 16 au 22 octobre.

Lire aus­si I “La jeune fille et le bal­lon ovale” : docu­men­taire sur une joueuse de rug­by à Madagascar

Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.