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Avec "Cahiers noirs", le ciné­ma se fait plus fort que la mort

Entre fic­tion et docu­men­taire, Cahiers noirs rend un hom­mage déchi­rant à Ronit Elkabetz, actrice et cinéaste incan­des­cente trop tôt dis­pa­rue. Rencontre avec Shlomi Elkabetz, son frère, son com­plice, son pre­mier fan, et l’auteur de ce remar­quable dip­tyque qui résonne comme un hymne à la vie…

Causette : Le titre de votre film, Cahiers noirs, est assez mys­té­rieux. Quel sens avez-​vous vou­lu lui don­ner ?
Shlomi Elkabetz : Cela fait 30 ans que j’écris dans des cahiers. Je dois en pos­sé­der une cen­taine. Ronit fai­sait pareil. Attention, rien à voir avec un jour­nal ! Dans un cahier, tu peux aus­si bien écrire des choses banales, comme pen­ser à payer la note d’électricité, qu’y dépo­ser des réflexions sur de grands sujets comme la mort, la nais­sance, la femme, la reli­gion. C’est exac­te­ment ce que j’ai vou­lu faire dans mon film. Relier des moments banals avec des moments plus excep­tion­nels. Quant au noir, ce n’est pas for­cé­ment lié au deuil. Le noir est une cou­leur qui absorbe tout et dans laquelle on retrouve toutes les cou­leurs. C’est de cette force-​là dont j’ai vou­lu par­ler. Enfin, il faut savoir que « cahier noir » est un mot fémi­nin en hébreu. Il est donc intrin­sè­que­ment connec­té à la femme pour moi. A Ronit bien sûr, puisqu’elle est au cœur du récit, mais aus­si à Viviane, l’héroïne de notre tri­lo­gie (Prendre femme, Les Sept jours, Le Procès de Viviane Amsalem). En fait, Viviane c’est Ronit, c’est ma mère… et c’est moi !

Précisément, diriez-​vous de votre film qu’il est une fic­tion, un docu­men­taire, une auto­fic­tion ? De fait, il mixe toutes sortes d’images : des inter­views de Ronit, des séances de tra­vail entre vous deux, des archives fami­liales et des extraits de vos trois films…
S.E. : Avec Ronit, nous avons tou­jours tra­vaillé à la lisière de la fic­tion et de la vie réelle. Bien sûr, notre tri­lo­gie était très per­son­nelle, mais elle rele­vait d’une bio­gra­phie ima­gi­naire ! Ainsi Viviane finit par divor­cer dans nos films, alors que ma mère – qui lui a ser­vi de modèle – est res­tée mariée, elle. Les gens sont très sur­pris, d’ailleurs, lorsqu’ils découvrent dans Cahiers noirs que mon père et ma mère vivent tou­jours ensemble (rires) ! Cela étant, je pense que Cahiers noirs repousse encore un peu plus les limites, car il s’agit d’une fic­tion qui uti­lise le maté­riau de la vraie vie. Mais ce n’est pas une mani­pu­la­tion de ma part : je demande sim­ple­ment au public de voir ce que, moi, je vois à tra­vers ces moments de la vie de tous les jours…

Par exemple ?
S.E. : Par exemple, lorsque je filme Ronit en train de mon­ter les esca­liers de son immeuble à Paris. On peut y voir sim­ple­ment une femme en train de mon­ter des esca­liers ou, comme moi, y voir une femme avan­cer tan­dis que la mort se tient der­rière elle. Pareil pour le démé­na­ge­ment de son appar­te­ment pari­sien : je l’ai fil­mé comme des funé­railles car c’est comme cela que je l’ai res­sen­ti. Elle était très atta­chée à cet endroit. C’était un lieu fon­da­teur pour elle : à la fois un refuge et un lieu de créa­tion. Lorsqu’on a dû le vider et le quit­ter, j’ai eu le sen­ti­ment de l’enterrer une seconde fois.

Pourtant, alors que votre film est tout entier han­té par sa mort, il résonne sur­tout comme un hymne à la vie. Le ciné­ma est-​il pour vous, au fond, un moyen d’abolir la mort ?
S.E. : J’ai fil­mé ma famille, pas seule­ment ma sœur, sur des décades. En fai­sant cela, j’avais évi­dem­ment conscience de trai­ter avec la mort, mais en fili­grane. Disons que je pen­sais à la mort de mes parents. Bon, ça n’était pas le sujet, mais c’était là : à chaque occa­sion fami­liale, je me disais que c’était bien de les fil­mer. Et puis tout a chan­gé avec la mala­die de Ronit. Les enjeux n’étaient plus les mêmes. Elle avait quelque chose à dire, au pré­sent, sur son pré­sent, sur son com­bat. Ronit com­pre­nait le ciné­ma d’une façon tota­le­ment unique. Et puis elle ado­rait être fil­mée, et elle ado­rait ma camé­ra. C’était une com­bat­tante aus­si. En Israël, elle a été une ins­pi­ra­tion et une voix pour beau­coup de femmes. Donc peut-​être se disait-​elle que ce film n’allait pas seule­ment mon­trer son com­bat, mais sa victoire…

Ronit est décé­dée en 2016, à l’âge de 51 ans, beau­coup trop tôt…
S.E. : Reste que pour moi, la vic­toire, c’est ce film. Je pense à ses deux enfants, ses jumeaux qui avaient 5 ans quand elle est morte. Ils en ont onze aujourd’hui. Ils n’ont pas vu le film, mais ils ont vu les affiches, pla­car­dées un peu par­tout en Israël. Cela les a ren­dus heu­reux et très fiers. Car Ronit était là, elle était pré­sente. Pour eux qui sont orphe­lins, c’est une façon unique de dire aux autres : j’ai eu une mère, elle était magnifique.

Cahiers noirs (I – Viviane, II – Ronit), de Shlomi Elkabetz. Actuellement en salle.

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