Le premier cinéaste ne s’appelait pas Georges, mais Alice. C’est cette jeune Française qui, en 1896, utilise la première l’invention des frères Lumière pour raconter une fiction. Seule femme réalisatrice pendant dix-sept ans, productrice, elle créera près de six cents films, des effets spéciaux et les premières superproductions. Mais l’Histoire l’a longtemps oubliée.
![Alice Guy, première cinéaste 1 hs9 alice guy 1 wikimedia](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2019/03/hs9-alice-guy-1-wikimedia-726x1024.jpg)
Tout commence en 1863, lorsque Mariette Aubert rencontre Émile Guy, libraire français et éditeur installé au Chili. Un mariage arrangé, mais heureux. Les jeunes gens se plaisent et, aussitôt unis, partent pour Santiago. Pourtant, dix ans plus tard, Mariette, qui a déjà eu quatre enfants, tiendra à revenir en France pour donner naissance à sa fille Alice. Elle accouche le 1er juillet 1873. Alice vit ses premières années chez sa grand-mère, puis rejoint ses parents au Chili où, bientôt, la tragédie prend place : la librairie fait faillite, son frère meurt d’une crise cardiaque, suivi par son père. Alice recueille sa mère et s’installe à Paris. Elle a 20 ans lorsqu’elle entre comme secrétaire au Comptoir général de photographie. C’est le fondé de pouvoir du directeur, un certain Léon Gaumont, qui l’engage. Elle ne connaît rien à la photo, mais apprend vite. Des obturateurs au grain du papier, elle devient incollable. La photographie est alors un nouvel art qui fascine. Des aristocrates aux demi-mondaines, tous viennent se faire portraiturer. Les scientifiques et les artistes se servent de la photo pour leurs travaux. Alice rencontre tous ceux qui comptent en cette fin du xixe siècle : de Charcot à Eiffel, en passant par les frères Lumière, Zola, Mirbeau, ou Cléo de Mérode.
“La Fée aux choux”
Mademoiselle Alice, ainsi qu’on la surnomme, devient aussi qualifiée qu’indispensable. Et lorsque la maison doit fermer à cause d’un procès, elle pousse Léon à créer une nouvelle société, la Compagnie Gaumont. En 1895, les frères Lumière invitent Alice à découvrir leur invention, une sorte de lanterne magique améliorée. C’est ainsi qu’elle assiste à la naissance du cinématographe. Pour Gaumont, la prise de vue animée est un produit de plus à mettre à la disposition des clients. On filme des événements, des monuments, des expériences. Comme pour la photo, l’usage est documentaire. Mais Alice, fille de libraire, est une grande lectrice et elle voit tout de suite, dans cette invention, un outil d’éducation et de distraction. C’est la fiction qui l’attire. Elle demande le droit de réaliser des saynètes, jouées par des amis. Gaumont accepte, mais que cela n’empiète pas sur son travail ! Alice réalise donc ses courts-métrages à l’heure du déjeuner. Son enthousiasme est contagieux, la Gaumont lui loue un studio de fortune. C’est là qu’elle réalise son premier film, La Fée aux choux, en 1896. Elle a 22 ans. Une fée gambade dans un champ de choux dont elle sort des bébés. Le décor est en bois, les choux sont peints à la main, et la maman d’un des bébés se précipite dès qu’il renifle, surgissant sans arrêt devant la caméra. Ce premier film, d’une minute, séduit le public.
Alice et ses techniciens vont en produire d’autres, découvrant, souvent par accident, des trucages artisanaux. Disparitions, surimpressions, magie… Preuve de son inventivité, les maisons concurrentes la copient.
Le succès et les bénéfices des films d’Alice Guy décident la Compagnie Gaumont à miser sérieusement sur le cinématographe. Mais l’affaire devenant sérieuse et lucrative, plus question de laisser une femme à sa tête. Il faudra tout le poids de son ami Gustave Eiffel, membre du conseil d’administration, pour qu’Alice reste responsable des productions Gaumont. Elle engage des opérateurs, des techniciens, des scénaristes, dont Louis Feuillade. Elle multiplie les tournages. Pour la seule année 1903, on compte officiellement vingt-huit films à son actif, qui deviennent de plus en plus longs. Son appétit est sans limites, c’est une gourmande, une passionnée. En 1905, elle tourne un film ambitieux, La Esméralda, inspiré de Notre-Dame de Paris. En 1906, elle décide de réaliser La Vie du Christ. Ce sera l’un des premiers films à grand spectacle. Trois cents figurants, vingt-cinq décors… on n’avait jamais vu ça ! Le film est ovationné par le public et obtient la médaille d’argent de la Ville de Milan.
![Alice Guy, première cinéaste 2 sur le tournage la vie du christ](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2019/03/sur-le-tournage-la-vie-du-christ-1024x576.jpg)
Le premier film gay
En 1907, Alice rencontre Herbert Blaché, un opérateur anglais avec qui elle doit travailler. La caméra les rapproche et ils se marient un an plus tard. Herbert est alors envoyé par Gaumont à Cleveland. Ainsi, trois jours après le mariage, comme sa mère l’avait fait avant elle, Alice quitte son pays avec son mari pour traverser l’Atlantique. Persuadée qu’elle devra abandonner le cinéma, elle dépérit. Pourtant, ce sont des années passionnantes qui commencent… et qui, hélas, finiront mal. Herbert est nommé près de New York, à la tête d’une succursale Gaumont dotée d’un grand studio parfois vide… Quelle tentation pour Alice ! Elle va le louer pour y tourner ses films. Avec son mari, elle crée sa maison de production, la Solax Company. Elle tourne toutes sortes de récits, du western aux films fantastiques. Tout l’attire. Elle est même co-auteure du premier film gay, Algie the Minor, en 1912, où un baiser est échangé entre deux hommes.
Le succès de la Solax est retentissant, il faut construire de plus grands plateaux. Ce sera à Fort Lee (New Jersey), qui devient la Mecque du cinéma, alors qu’Hollywood n’est encore qu’un petit studio sur un terrain vague. Alice devient VIP, elle apparaît dans les Voici et Gala de l’époque. Quelle surprise, après avoir été ignorée si longtemps ! Ce sont des années intenses. Elle travaille sans arrêt et rien ne lui fait peur. Elle adore les scènes spectaculaires, tourne avec des éléphants, des tigres, des rats… Elle aime aussi les explosions et les lieux de tournage inédits, comme la prison de Sing Sing, où elle s’assoit sur la chaise électrique. Elle réalise des films engagés, contre le travail des enfants ou la misogynie ordinaire. Mais, en 1917, les mauvais placements de son mari mettent leurs affaires en péril. Et Hollywood commence à attirer l’industrie du cinéma : les studios de Fort Lee sont désertés. Le couple se déchire. Alice signe son dernier film, Tarnished Reputations, en 1920. Elle aura tourné au total près de six cents films, longs ou courts.
La faillite et un divorce brutal finissent par la décourager. Elle rentre en France en 1922 avec ses enfants, pour découvrir que le cinéma est devenu une affaire d’hommes. La maison Gaumont a même « oublié » d’inscrire la plupart de ses films à son catalogue. Les studios lui ferment leurs portes. Après plusieurs échecs, Alice abandonne le cinéma et publie des contes pour enfants. Il faudra attendre 1954 pour que son nom soit enfin reconnu. Elle est décorée de la Légion d’honneur, et quelques historiens du cinéma font appel à sa mémoire. De retour aux États-Unis, elle décède en 1968, après avoir écrit Autobiographie d’une pionnière du cinéma, 1873–1968, qui est refusé par tous les éditeurs. Le livre sera publié huit ans après sa mort. C’est quarante ans après sa disparition que la Gaumont retrouvera soixante-cinq films d’Alice Guy, qui seront publiés en coffret DVD. Il faut les voir pour redécouvrir la formidable inventivité de Mademoiselle Alice, qui disait : « Le cinématographe était mon prince charmant à moi. » Une reine.
DVD
Gaumont. Le cinéma premier, vol. 1 – Alice Guy. Gaumont, 2009.
Retour de Flamme, vol. 6. Lobster films, 2007.
Livre
Autobiographie d’une pionnière du cinéma, 1873–1968. Éd. Denoël/Gonthier, 1976. Disponible en livre-CD. Éd. Audiobib, 2011.