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© Elizabeth Renstrom

« Peu d’ados conviennent que le contrôle social sur les vête­ments est une exten­sion de celui sur les corps, prin­ci­pa­le­ment féminins »

Militant de la lutte contre le sida, le Dr Kpote inter­vient depuis une ving­taine d’années dans les lycées et centres d’apprentissage d’Île-de-France comme « ani­ma­teur de pré­ven­tion ». Il ­ren­contre des dizaines de jeunes avec lesquel·les il échange sur la sexua­li­té et les conduites addictives.

« Vous vous sou­ve­nez de la mani­fes­ta­tion en ligne du #Lundi14Septembre ? » ai-​je lan­cé, fin novembre, aux jeunes d’une classe dans laquelle j’intervenais. Même si le port du masque nuit gra­ve­ment au par­tage des émo­tions, j’ai immé­dia­te­ment consta­té, dans les regards, le malaise de la mémoire qui flanche. En même temps, il faut recon­naître que cette entrée en matière avait de quoi sur­prendre un groupe qui s’attendait à cau­ser bite-​chatte-​baise. On était deux mois après l’événement, l’équivalent d’un siècle sur Twitter… Mais quand l’actualité devient légè­re­ment ­sur­an­née, les excité·es de la gâchette numé­rique étant occupé·es à défou­railler sur d’autres hash­tags, on peut enfin réflé­chir en paix.

Pour rap­pel, le 14 sep­tembre, de nom­breuses jeunes filles avaient reven­di­qué le droit de s’habiller comme elles vou­laient, dans la rue comme au lycée. Étant dans une classe de chauf­fa­gistes en alter­nance, exclu­si­ve­ment mas­cu­line, j’ai jugé que c’était le bon endroit pour ral­lu­mer la chau­dière. Deux mois après la manif en ligne, pouvait-​on se bala­der plus safe en crop top, ou ­affi­cher un décol­le­té sans se faire trai­ter de pute ?

Le sujet n’est pas simple à trai­ter, car peu d’ados conviennent que le contrôle social sur les vête­ments est une exten­sion de celui sur les corps et qu’il cible prin­ci­pa­le­ment les femmes. Pour creu­ser l’affaire, j’avais sélec­tion­né, sur des feuilles A4 à dis­tri­buer, des vrais Tweets du #Lundi14Septembre accom­pa­gnés d’une zone « Tweetez votre réponse » iden­tique à celle de l’application. L’idée était de pla­cer les élèves, par binômes, face à un fil d’actu et de les invi­ter à s’impliquer dans le débat. Leur pre­mière reven­di­ca­tion a été le droit à l’insulte, comme une évi­dence pour pala­brer sur les réseaux. Je leur ai don­né pour consigne de faire comme ils le sen­taient, sauf que cette fois, ils ne seraient pas cou­verts par l’anonymat.

Le pre­mier Tweet dénon­çait l’attitude d’un prof de maths qui avait repro­ché à deux filles en débar­deur d’exciter les mecs. Un pre­mier binôme a affi­ché sa soli­da­ri­té de couilles avec le prof : « Il a rai­son parce que les débar­deurs, ça excite grave les gar­çons. Genre, ça nous donne des arrière-​pensées et du décon­cen­tre­ment ! » Parents, sachez-​le, si votre fils ­ren­contre des dif­fi­cul­tés dans son appren­tis­sage et pré­sente des troubles du com­por­te­ment, avant de vous lan­cer dans un mara­thon d’évaluations psycho­logiques, enquê­tez d’abord sur l’éventuelle pré­sence dans sa classe d’une femelle en rut, exhi­bant ses épaules pour le « décon­cen­tre­men­ter ».
Dans l’urgence, plu­tôt que de dépê­cher une AVS auprès de ces deux jeunes fra­gi­li­sés, on a essayé de les aider à cana­li­ser leurs dési­rs. Ils ont été invi­tés par le reste du groupe à se « concen­trer » sur leurs trousses et à avoir une vie sexuelle plus riche pour se désen­gor­ger les bourses. J’ai quand même poin­té l’omnipotence de ces sor­cières capables de retour­ner des cer­veaux avec seule­ment quelques cen­ti­mètres de peau. Pendant quelques secondes, la peur a chan­gé de camp. Un autre groupe, avec le même Tweet, a enchaî­né : « Le prof n’a pas à dire ce genre de pro­pos. Les filles ont le droit de s’habiller comme elles veulent sans trop en abu­ser. À l’intérieur des lycées, les filles devraient s’abstenir sur leurs tenues ves­ti­men­taires. » Bon cou­rage à toutes pour vous y retrou­ver avec ce type d’injonction para­doxale ! Ces deux gar­çons pré­sen­taient leur nou­velle col­lec­tion « semi-​liberté », légère et ­déten­due dans la rue, mais stricte dans les bahuts. Du Jean Paul Gaultier revu et cor­ri­gé par l’imam ou le curé. Quinze jours aupa­ra­vant, sur le même exer­cice, des qua­trièmes Segpa1 avaient eu une réponse très pratico-​pratique : « Le prof n’a pas rai­son, car le 14 sep­tembre, il fai­sait très chaud et elles n’allaient pas mettre un pull. » Comme quoi, ­s’intéresser à la météo rend plus altruiste que de savoir résoudre le théo­rème de Pythagore.

Dans beau­coup de réponses des jeunes, la notion de sexisme a clai­re­ment émer­gé. Toutefois, il est dif­fi­cile de savoir si la dis­cri­mi­na­tion de genre est vrai­ment inté­grée ou si, anti­ci­pant le risque de pas­ser pour des rétro­grades, les mecs feignent d’y être sen­si­bi­li­sés. Pour preuve, ils se disaient prêts à tolé­rer une cer­taine liber­té ves­ti­men­taire des filles, mais en impo­sant sys­té­ma­ti­que­ment des limites. Du genre anti­sexistes qui veulent gar­der la main. « À l’école, bien sûr que tu as le droit de por­ter un débar­deur, mais en même temps, tu n’es pas toute seule… », ai-​je pu lire dans l’une des réponses.

Certains ont tenu à signa­ler que les dis­cri­mi­na­tions repo­sant sur les sté­réo­types ves­ti­men­taires les concer­naient aus­si. « Je me suis déjà fait arrê­ter parce que j’étais en sur­vêt. Les flics et les gens te classent vite fait “racaille de ban­lieue” quand t’es arabe ou noir en sur­vêt. Pour les Blancs, c’est plu­tôt Jean-​Michel qui revient du ­ten­nis ! » Impossible de nier la réa­li­té de cette vio­lence raciste à leur encontre. Les gar­çons ne sont pas jugés sur le registre de la sexua­tion de leurs corps et leur inti­mi­té, mais bien sur un rôle social fan­tas­mé. C’est peut-​être là que se niche leur dif­fi­cul­té à par­ta­ger avec les filles les consé­quences néga­tives des caté­go­ri­sa­tions : ils ne vivent tout sim­ple­ment pas les mêmes !

Sur la fin de la séance, on a abor­dé la notion d’emprise en s’appuyant sur le Tweet d’un élève qui avait pres­crit un code de bonne tenue à une fille qui se plai­gnait de son exclu­sion pour un string appa­rent : « Remonte ton jean – mets une cein­ture – mets un gilet plus long – arrête de faire la chau­dasse. » En réac­tion, un jeune a expli­qué que, dans sa culture, en l’occurrence turque, il était cou­rant de voir des maris impo­ser leurs choix de vie à leur femme, quitte à la frap­per. L’ayant vécu dans sa ­cel­lule fami­liale, il refu­sait ce dys­fonc­tion­ne­ment rela­tion­nel et s’imposait une conduite irré­pro­chable vis-​à-​vis d’elles. La parole s’étant libé­rée, un autre a assu­ré que nul n’était tenu de repro­duire son vécu. Pour preuve, son frère était violent comme leur père, mais pas lui.

Du droit à reven­di­quer la liber­té de mon­trer son nom­bril, on finis­sait avec des témoi­gnages de mecs qui avaient cou­pé le cor­don les reliant au patriar­cat. On pou­vait décem­ment se quit­ter là-dessus. 

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  1. Section d’enseignement géné­ral et pro­fes­sion­nel adap­té de la sixième à la troi­sième.[]
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