La dépression hivernale ne m’ayant pas épargnée, je m’oblige à « mars-attaquer » le printemps énergiquement à l’aide d’une carte cadeau « remise en forme » offerte par mes amies désirant pallier mon manque d’expérience en institut de beauté.
« C’est pour quoi ? me répond une dame au téléphone.
– Euh…
– Pureté ? Lift jeunesse ? Anti-âge ? Regard intense ? Détox ? Roulé-palpé ? Épilation ?
– Euh…
– Manucure ? Pédicure ?
– Pourquoi pas », m’entends-je répondre alors que je me ronge les ongles des mains toute seule comme une grande et que je ne vois pas l’intérêt de retoucher mes pieds vu l’épaisseur de mes chaussettes jusqu’au mois de juin.
Ce samedi-là, je pénètre, intimidée, le temple de la femme découpée en morceaux sur l’étal de la beauté : jambes, demi-jambes, aisselles, bras, demi-bras, mains, pieds, visage. Une charmante hôtesse m’accueille comme si j’étais la reine d’Angleterre en me faisant voyager, à grand renfort de courbettes, dans un cliché raciste du bon vieux temps des colonies, vers une salle décorée comme la maison de Barbie orientale. Elle me laisse avec un nuancier de petits ongles de couleur que j’imagine arrachés lors de tortures inavouées. Trois copines débattent en chuchotant de l’érogénéité du maillot intégral, une dame se fait ponctionner le compte en banque en achetant quelques potions magiques pour sa peau mâture et ses deux yeux pochés. Pas un pénis à l’horizon pour s’offusquer de la non-mixité du lieu. Même pas un eunuque pour nous surveiller dans le harem… On pourrait tranquillement fomenter un coup d’État contre le patriarcat, mais l’ambiance n’est hélas pas à la révolution.
« Alors quelle couleur ? » Je pose mon doigt au hasard sur un ongle rouge sang et ma belle esthéticienne m’entraîne à pas feutrés dans une cabine où elle m’installe sur un fauteuil. De dentiste. Pas le temps d’ouvrir la bouche que la jeune femme m’arrache, non pas une incisive, mais mes godillots et s’installe à mes pieds boursouflés pour les laver dans un bac, tandis qu’une odalisque parfumée, paupières humbles et maquillées, se pose à ma droite et fait tremper ma main dans un bouillon non identifié.
Je ferme les yeux, gênée par tant de servilité tout en me souvenant que j’ai horreur qu’on me touche les orteils. Je devine la « Georges Tron de l’esthétique » m’attaquer les ongles des petons à la pince, tandis qu’un bruit de lime acharnée arrive à mon oreille droite. Je signale, honteuse, une irrémédiable envie de faire pipi qui m’empêche toute détente, mais les traîtresses montrant leurs vrais visages m’assènent un implacable : « C’est trop tard, Madame ! »
Je suis O avant le fouet, soumise et entravée par mes propres consœurs. Je contracte fort le périnée et me tétanise jusqu’à la ceinture lombaire, qui devient douloureuse. Des images de femmes fontaines m’inondent l’esprit et je ne survis que pour l’heureux moment où je pourrai enfin aller me soulager. Mais le temps s’écoule au compte-gouttes et quand enfin mes « bourrelles » me permettent les toilettes, non sans un menaçant « attention au vernis ! », je m’enfuis hystérique vers la cuvette où d’un jet dru digne des meilleurs Kärcher, je dégonfle ma pauvre vessie martyrisée. C’est en m’essuyant prudemment le mont de Vénus du bout des doigts manucurés qu’un éclair fulgurant me paralyse violemment le bas du dos, m’obligeant à demander de l’aide pour me rechausser et à repartir chez moi l’échine courbée et le regard bloqué sur mes chaussures où se blottissent mes chaussettes, mon moral et dix petits ongles vermillon.