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Attaquer mars en beauté

98 cathy yerle © Plainpicture
© Plainpicture

La dépres­sion hiver­nale ne m’ayant pas épar­gnée, je m’oblige à « mars-​attaquer » le prin­temps éner­gi­que­ment à l’aide d’une carte cadeau « remise en forme » offerte par mes amies dési­rant pal­lier mon manque d’expérience en ins­ti­tut de beau­té. 
« C’est pour quoi ? me répond une dame au télé­phone. 
– Euh… 
– Pureté ? Lift jeu­nesse ? Anti-​âge ? Regard intense ? Détox ? Roulé-​palpé ? Épilation ? 
– Euh…
– Manucure ? Pédicure ? 
– Pourquoi pas », m’entends-je répondre alors que je me ronge les ongles des mains toute seule comme une grande et que je ne vois pas l’intérêt de retou­cher mes pieds vu l’épaisseur de mes chaus­settes jusqu’au mois de juin. 

Ce samedi-​là, je pénètre, inti­mi­dée, le temple de la femme décou­pée en mor­ceaux sur l’étal de la beau­té : jambes, demi-​jambes, ­aissel­les, bras, demi-​bras, mains, pieds, visage. Une char­mante hôtesse m’accueille comme si j’étais la reine d’Angleterre en me fai­sant voya­ger, à grand ren­fort de cour­bettes, dans un cli­ché raciste du bon vieux temps des colo­nies, vers une salle déco­rée comme la mai­son de Barbie orien­tale. Elle me laisse avec un nuan­cier de petits ongles de cou­leur que j’imagine arra­chés lors de tor­tures inavouées. Trois copines débattent en chu­cho­tant de l’érogénéité du maillot inté­gral, une dame se fait ponc­tion­ner le compte en banque en ache­tant quelques potions magiques pour sa peau mâture et ses deux yeux pochés. Pas un pénis à l’horizon pour s’offusquer de la non-​mixité du lieu. Même pas un eunuque pour nous sur­veiller dans le harem… On pour­rait tran­quille­ment fomen­ter un coup d’État contre le patriar­cat, mais l’ambiance n’est hélas pas à la révolution. 

« Alors quelle cou­leur ? » Je pose mon doigt au hasard sur un ongle rouge sang et ma belle esthé­ti­cienne m’entraîne à pas feu­trés dans une cabine où elle m’installe sur un fau­teuil. De den­tiste. Pas le temps d’ouvrir la bouche que la jeune femme m’arrache, non pas une inci­sive, mais mes godillots et s’installe à mes pieds bour­sou­flés pour les laver dans un bac, tan­dis qu’une oda­lisque par­fu­mée, pau­pières humbles et maquillées, se pose à ma droite et fait trem­per ma main dans un bouillon non identifié. 

Je ferme les yeux, gênée par tant de ser­vi­li­té tout en me sou­ve­nant que j’ai hor­reur qu’on me touche les orteils. Je devine la « Georges Tron de l’esthé­tique » m’attaquer les ongles des petons à la pince, tan­dis qu’un bruit de lime achar­née arrive à mon oreille droite. Je signale, hon­teuse, une irré­mé­diable envie de faire pipi qui m’empêche toute détente, mais les traî­tresses mon­trant leurs vrais visages m’assènent un impla­cable : « C’est trop tard, Madame ! » 

Je suis O avant le fouet, sou­mise et entra­vée par mes propres consœurs. Je contracte fort le péri­née et me téta­nise jusqu’à la cein­ture lom­baire, qui devient dou­lou­reuse. Des images de femmes fon­taines m’inondent l’esprit et je ne sur­vis que pour l’heureux moment où je pour­rai enfin aller me sou­la­ger. Mais le temps s’écoule au compte-​gouttes et quand enfin mes « bour­relles » me per­mettent les toi­lettes, non sans un mena­çant « atten­tion au ver­nis ! », je m’enfuis hys­té­rique vers la cuvette où d’un jet dru digne des meilleurs Kärcher, je dégonfle ma pauvre ves­sie mar­ty­ri­sée. C’est en m’essuyant pru­dem­ment le mont de Vénus du bout des doigts manu­cu­rés qu’un éclair ful­gu­rant me para­lyse vio­lem­ment le bas du dos, m’obligeant à deman­der de l’aide pour me rechaus­ser et à repar­tir chez moi l’échine cour­bée et le regard blo­qué sur mes chaus­sures où se blot­tissent mes chaus­settes, mon moral et dix petits ongles vermillon.

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