Judith Duportail : il faut « récla­mer un droit poli­tique aux émotions »

Dans Dating Fatigue, la jour­na­liste et autrice Judith Duportail démontre à par­tir de ses expé­riences per­so en quoi la culture du dating peut pol­luer nos rela­tions roman­tiques. Elle nous a expli­qué pour­quoi elle déteste l’expression « voir quelqu’un » et adore le concept « hété­ra ».

Judith Duportail © Audrey Dufer
Judith Duportail © Audrey Dufer

Causette : Qu’est-ce qu’il y a de plus fati­guant dans la « culture du dating » ?
Judith Duportail : Le cynisme avec lequel on est som­més de se conduire en matière de rela­tions amou­reuses aujourd’hui. Il y a comme un mur éri­gé entre « les gens qu’on aime », comme nos amis, notre famille, et « les gens qu’on date », que l’on tient à dis­tance pour qu’ils ne s’attachent pas ou pour « se pro­té­ger ». Cela donne des situa­tions que je trouve aber­rantes, tu peux faire l’amour régu­liè­re­ment avec quelqu’un, mais trou­ver hon­teux par exemple de lui deman­der de l’aide pour démé­na­ger. Je trouve ça triste et dom­mage. J’ai sur­tout choi­si d’écrire Dating Fatigue, car à un cer­tain moment de ma vie, je me suis sen­tie tra­hie non pas par un homme, mais par l’amour et le mas­cu­lin en géné­ral. Alors que je vivais un évé­ne­ment per­son­nel très dou­lou­reux, la socié­té pre­nait conscience du sexisme avec #MeToo. Tous les jours, le nou­veau scan­dale d’un nou­vel homme qui avait abu­sé de son pou­voir ou abu­sé d’une femme me fai­sait fait me deman­der : « Et si au fond, les hommes avaient tous quelque chose à se repro­cher ? » Ça n’a jamais été ce que je pen­sais consciem­ment, avec mon cer­veau, mais c’est hélas par­fois une pen­sée qui étrei­gnait mon cœur. Pourtant, je conti­nuais d’avoir envie de ren­con­trer des hommes, de tom­ber amou­reuse, de par­tir en week-​end en Italie ! Le mélange de cette peur et de ce désir, ça aus­si, c’est épuisant.

Est-​ce notam­ment pour ça que vous détes­tez l’expression « voir quelqu’un » ?
J. D. : J’explique dans Dating Fatigue pour­quoi cette expres­sion m’exaspère. Déjà, c’est une mau­vaise tra­duc­tion de « seeing someone », en anglais. Cet euphé­misme de « voir » pour dire cou­cher, je le trouve insup­por­table. C’est pour moi un symp­tôme de com­ment on ne sait pas gérer les rela­tions, on n’ose même pas dire qu’on passe du temps avec une per­sonne, qu’on apprend à la connaître et qu’on fait l’amour, non, on la « voit » ! C’est tel­le­ment hypo­crite ! Ça tra­hit l’envie de mettre à dis­tance les per­sonnes avec qui on a des rela­tions sexuelles. Moi, je veux que les per­sonnes pré­sentes dans ma vie aient un pré­nom. En plus, on entend main­te­nant l’expression « est-​ce que tu vois des gens ? » Ce plu­riel obli­ga­toire est une injonc­tion de plus aux per­sonnes céli­ba­taires : celle d’avoir for­cé­ment de mul­tiples his­toires sans être atta­chée. Alors que c’est l’attachement, l’abandon, qui rend heu­reux, qui rend vivant !

Déconstruire notre façon de vivre l’amour et les rela­tions roman­tiques engendre aus­si son lot de fatigue et de désen­chan­te­ment. En quoi est-​ce que ça vaut le coup ?
J. D. : C’est très dif­fi­cile, mais je crois que nous n’avons pas le choix. Nous sommes dans une situa­tion de perte de repères totale et nous devons en trou­ver d’autres. Moi, j’ai trou­vé une forme d’apaisement dans la pro­messe que je me suis faite d’être dans la sin­cé­ri­té totale et l’écoute abso­lue de mes sen­sa­tions. C’est une révo­lu­tion interne que de se dire « OK, je suis per­due, je ne sais pas trop si je veux être dans un couple exclu­sif ou dans un couple ouvert mono­game ou si je veux pra­ti­quer le poly­amour, mais la pro­messe que je me fais à moi-​même, c’est de res­ter fidèle à ce qu’il y a dans le fond de mon ventre quoi qu’il en soit ». Ça implique, par exemple, ne pas revoir un mec juste « parce qu’il est gen­til ». Ne pas se for­cer à cou­cher avec quelqu’un de qui t’avais envie il y a cinq minutes, mais qui t’a broyé le téton et que tu ne désires fina­le­ment plus. Dans tout ça, je ne suis pas moins per­due, mais je suis moins apeurée.

Qu’est-ce qu’une « hété­ra » ? Vous considérez-​vous comme telle ?
J. D. : J’adore ce concept ! C’est Juliet Drouar, mili­tant fémi­niste non binaire [cette per­sonne accepte l’utilisation des pro­noms elle, il ou iel, ndlr], qui pré­pare un livre sur la sor­tie poli­tique de l’hétérosexualité et appelle comme ça les femmes cis hété­ros. J’aimais bien, car cela m’a fait pen­ser à Bagheera, la pan­thère du Livre de la jungle, une image puis­sante et gra­cieuse ! Je me suis dit que l’on pour­rait appe­ler ain­si les femmes fémi­nistes qui veulent conti­nuer à avoir des rela­tions avec des hommes, mais en sor­tant des rap­ports de pou­voir. J’essaie d’être une hété­ra. Évidemment, il y a un énorme tra­vail du côté mas­cu­lin, mais être hété­ra, cela sous-​entend de ques­tion­ner aus­si com­ment on a soi-​même usé de son pou­voir dans des rela­tions hété­ros. Moi, je sais que j’en ai déjà usé. En swi­pant des dizaines de mecs sur les applis de ren­contre juste pour ras­su­rer mon ego, par exemple. On ne va pas arri­ver à construire de belles rela­tions douces et éga­li­taires si on n’est pas dans une pos­ture ouverte, vul­né­rable et sin­cère des deux côtés. Les mecs aus­si peuvent être hétéras.

Dans votre livre, vous vous frot­tez – via des ami·es ou des lec­tures – à des modes de rela­tions qui sortent du modèle de couple tra­di­tion­nel. Mais aucune de ces options ne vous fait du bien et ne répond à vos besoins émo­tion­nels. Quelles sont les impasses aux­quelles vous avez été confron­tée ?
J. D. : Je reviens sur le les­bia­nisme poli­tique. Je trouve ce mou­ve­ment pas­sion­nant. Mais com­ment faire si, dans ma peau, dans mon cœur, dans ma culotte, je n’ai pas de désir pour les femmes ? Pareil pour le poly­amour. On pré­sente comme une solu­tion miracle le fait d’avoir plu­sieurs rela­tions amou­reuses en même temps. Moi, rien que d’en par­ler, ça me fait mal au bide. Je n’arrive pas du tout à l’envisager. Ce n’est pas de la pudi­bon­de­rie. Mais quand je suis amou­reuse, je ne vois pas les autres per­sonnes. Et puis, moi qui ai habi­té Berlin – la capi­tale des rela­tions ouvertes –, j’ai vu énor­mé­ment d’hommes et de femmes chia­ler tel­le­ment c’était dif­fi­cile ! Cette fré­né­sie des rela­tions ouvertes est aus­si révé­la­trice de la socié­té dans laquelle on vit : dès qu’on confie un mini pro­blème sen­ti­men­tal, on se voit répondre : « Fais d’autres rendez-​vous, ne mets pas tous tes œufs dans le même panier. » Comme si la solu­tion était tou­jours dans l’abondance, le « davan­tage »… Ça donne le sen­ti­ment que les per­sonnes sont inter­chan­geables. On en oublie que l’altérité est tou­jours dif­fi­cile, tou­jours une épreuve, tou­jours incon­for­table. En gros, j’en suis venue à me deman­der : est-​ce qu’il n’y a que trois options ? Soit le couple à l’ancienne, soit se for­cer à être bi ou poly­amou­reuse, soit res­ter seule toute sa vie ? Est-​ce qu’il n’y a pas un autre che­min, une autre voix ?

La demi-​sexualité, en revanche, fut-​elle une décou­verte ?
J. D. : Être demi-​sexuel est une orien­ta­tion sexuelle dans laquelle on ne peut avoir de rela­tion qu’avec une per­sonne pour qui on res­sent une connexion émo­tion­nelle forte. Tu ne peux pas avoir de rela­tion sexuelle sans sen­ti­ments, genre coup d’un soir, en gros. J’ai envie, comme Alice Coffin le fait dans Le Génie Lesbien, de dire que cela n’est pas qu’une orien­ta­tion sexuelle, mais peut être une façon poli­tique de voir le monde. Dating Fatigue, c’est un peu comme un « Génie demi-​sexuel hété­ra » pour repen­ser nos modes de rela­tions et récla­mer un droit poli­tique aux émotions.

Vous avez choi­si de par­ler de la « culture dating » en racon­tant des bribes de votre propre his­toire. Qu’est-ce que ce choix apporte à la réflexion poli­tique sur le sujet ?
J. D. : J’ai choi­si d’écrire ce livre à la pre­mière per­sonne et d’assumer que tout est abso­lu­ment vrai. Le monde n’avait pas besoin d’une énième auto­fic­tion de tren­te­naire sur sa vie amou­reuse. Je crois en l’impact de la sin­cé­ri­té, en la prise de risque de se racon­ter réel­le­ment, sans cher­cher à se mettre en avant. Quand nous pas­sons tous l’ensemble de nos jour­nées ou presque à cher­cher com­ment nous mettre en valeur sur les réseaux sociaux, quand nous sommes tous deve­nus des pro­fes­sion­nels de la com­mu­ni­ca­tion, se mon­trer tel qu’on est, avec ses forces et ses fai­blesses, est un acte poli­tique de rébel­lion. Nous sommes de nom­breuses femmes à écrire de la lit­té­ra­ture du réel en ce moment, ou du jour­na­lisme nar­ra­tif. J’ai par exemple ado­ré les livres Hunger [2017], de Roxane Gay ; On ne naît pas grosse, de Gabrielle Deydier [2017] ; Vilaines Filles, de Pauline Verduzier [2020]. Nous avons été si long­temps exclues des livres d’histoire. Aujourd’hui, nous ne vou­lons plus seule­ment y figu­rer, nous vou­lons racon­ter notre histoire.

Vous évo­quez plu­sieurs expé­riences vécues à la tren­taine pen­dant les­quelles votre consen­te­ment ne sem­blait pas faire par­tie de l’équation. Considérez-​vous avoir vécu des situa­tions de « zone grise » ?
J. D. : Je pense qu’il faut s’interdire d’utiliser le terme « zone grise », car il révèle notre inca­pa­ci­té col­lec­tive à nom­mer la sub­ti­li­té des étapes du consen­te­ment. On range dans la « zone grise » tout ce que l’on ne sait pas dire. Ça va du viol à mille autres situa­tions. Je plaide pour ten­ter de décrire chaque situa­tion plu­tôt qu’employer ce terme pour que l’on se rende compte à quel point le consen­te­ment est fra­gile et sub­til. Dans mon livre, j’évoque une situa­tion pen­dant laquelle j’ai dit, en gros, « non, mec, t’abuses » à un cer­tain Rodrigo [au moment où il s’attendait à cou­cher avec elle, alors qu’elle lui avait signi­fié à plu­sieurs reprises que ça allait trop vite]. S’il m’avait dit « purée, je suis déso­lé, je ne me suis pas ren­du compte, viens on va se cou­cher, je te fais une tisane », cette expé­rience ne m’aurait pas trau­ma­ti­sée. Mais il m’a répon­du : « Qu’est-ce que tu croyais en venant dans mon lit ? » Sous-​entendu, si t’es là, c’est que tu vas y pas­ser. Ça, c’est insup­por­table. En dehors bien enten­du du crime de viol et des agres­sions sexuelles qui sont inex­cu­sables, il y a des incom­pré­hen­sions qui pour­raient res­ter de l’ordre du « raté » si l’on s’arrêtait et que l’on s’excusait. Ce qui fait qu’elles deviennent des vio­lences, c’est le fait de nier le res­sen­ti de l’autre.

Judith Duportail, Dating Fatigue, Éditions l'Observatoire, 2021
Judith Duportail, Dating Fatigue,
Éditions l'Observatoire, 2021

Se replon­ger dans notre his­toire pour décons­truire notre vécu amou­reux, c’est aus­si, sou­vent, se mettre face à des sou­ve­nirs dou­lou­reux, de viols ou d’agressions sexuelles. En quoi est-​ce que, là aus­si, ça vaut le coup ?
J. D. : Je pense que la seule façon d’être libre, c’est d’accepter de regar­der son pas­sé. Dans Dating Fatigue, je raconte com­ment je me confronte aux sou­ve­nirs de ma pre­mière expé­rience sexuelle, qui fut un viol. Je ne raconte pas le récit de l’agression, mais com­ment je me suis sen­tie juste après. J’aimerais qu’on se rende compte que der­rière chaque #MeToo il y a la même scène d’une femme hébé­tée qui rentre chez elle avec le sen­ti­ment que son âme est déchi­que­tée, cha­cun de ses pas les­té du poids de la honte. Je n’ai pas non plus l’intention de pas­ser ma vie bra­quée sur cet évé­ne­ment. J’ai été vic­time, mais je suis aus­si plein d’autres choses, mon iden­ti­té ne se résume pas à cela. Je garde la tête haute et le regard droit, car après toutes ces années, j’ai enfin com­pris que ce n’était pas à moi d’avoir honte.

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