Les libérations de juin passent, mais ne se ressemblent pas. Aujourd’hui, ce ne sont pas des chars alliés, des troupes d’hommes armés, casqués, bottés qui défilent à travers le pays au pas cadencé, mais une marée humaine masquée, chantante et féminine.
Au début, quand ils ont annoncé le confinement national pour enrayer une pandémie mondiale, j’ai été mise au chômage partiel et téléportée, d’un coup de baguette tragique, des siècles en arrière, transformée en esclave à domicile d’un trio de gamins retors, privés de liberté.
Pendant que Chéri était confiné dans la chambre pour cause de télétravail invasif, je décidai de prendre en main mon destin et d’organiser la résistance au marasme ambiant, en inventant une pédagogie alternative à base d’écoute de vieux vinyles et d’histoire du punk rock énervé, de création d’une fresque picturale sur drap dénonçant le manque de moyens alloués aux hôpitaux et de chorale de chants révolutionnaires sur balcon.
Pendant l’apéro, télé allumée, je me livrais à un cours d’analyse de l’actualité devant mes trois boudeurs visiblement ennuyés et mon compagnon légèrement éméché. Je détricotais les torrents d’informations anxiogènes distillées par nos chaînes nationales, où défilaient de grands pontes de la santé, de la politique, de l’économie, tous aussi « moustachus » les uns que les autres, qui nous assénaient des expertises contradictoires et des remèdes miracles dans un grand tohu-bohu de testostérone.
La nuit, à l’extinction des feux, je rejoignais le maquis des petites ondes et la « Lucie Aubrac » bien éveillée en moi branchait son oreille sur les réseaux sociaux de la résistance. Loin du manspreading des grands médias, je comparais les chiffres, les courbes, apprenais que 78 % du personnel soignant étaient des femmes, qu’une guérilla populaire, composée en grande majorité de caissières, infirmières, aides-soignantes, aides à domicile, couturières, mères, maintenait la nation la tête hors de l’eau avec leurs petits bras costauds.
Radio L’ombre racontait que, sur le terrain, ces ouvrières du care combattaient à mains nues un ennemi invisible qui terrassait en majorité… la gent masculine, composant les 75 % des patient·es atteints de la forme grave de la maladie.
Alors, la solution est apparue, d’abord comme un bruissement, puis enfin au grand jour, imparable, incontestable. Il fallait, pour les protéger, confiner uniquement les personnes les plus fragiles, c’est-à-dire les hommes. Pendant que les femmes continueraient à faire tourner le monde.
La pilule ne fut pas facile à avaler pour nos couillus, mais il en allait de leur survie et de celle de notre économie. Voilà pourquoi, en ce beau mois de juin, toutes unies dans une marche inoubliable, nous envahissons nos rues, bandana sur le museau, pour fêter la reconnaissance de nos savoirs, de nos pouvoirs et l’augmentation de nos salaires, sous les hourras de ces messieurs, qui, aux abris derrière leurs fenêtres, nous applaudissent et affichent des pancartes inédites : « Merci à nos sauveuses », « À nos héroïnes » et l’incroyable « Nous sommes tous des féministes ».