De nombreux comptes Instagram dits de « motivation masculine » pullulent sur Internet. Derrière une esthétique mascu d'apparence inoffensive se cache en réalité une idéologie mortifère.
« Je travaille sur trois choses : moi-même, mon bonheur, mon argent. » « Celui qui endure conquiert. » « Le rejet te rend plus fort, pas plus faible. » Dimanche midi, gueule de bois. Vous déroulez les stories Instagram de vos connaissances, même les plus lointaines. Et puis vous tombez, la énième story ouverte, sur ce genre de citations, accompagnées de photos de lions, de Cristiano Ronaldo, de Tom Hardy ou de Cillian Murphy en noir et blanc, l’air pensif.
Vous avez un sentiment de déjà-vu, et pour cause : cette esthétique mascu, vous l’avez aperçue plusieurs fois ces derniers mois. Elles proviennent de comptes Instagram dits de « motivation masculine ». La recette est simple : des photos d’acteurs bourrus (si ça vient de Peaky Blinders, c’est encore mieux), une citation sur la force, l’argent ou le côté sombre du mâle alpha, et un logo stéréotypé (généralement un gros M pour « millions », « motivation » ou « men »). Et ça cartonne : des pages comme « Millionaire mentor » ou « Mensclub » cumulent des centaines de milliers, voire des millions d’abonnés.
Idéologie mortifère
Sous chaque publication, les commentaires d’admirateurs fusent. Morceaux choisis : « Ce que je veux, je l’aurai quoi qu’il arrive. Repasse-toi ce message en boucle. » « Les rêves sont pour les enfants. Le business, c'est pas du rêve, c'est du travail. » Et puis des emojis flammes. Beaucoup. Liste non exhaustive de ces pages de « coaching » ou « d’inspiration » à unique destination des hommes cis et hétérosexuels : @millionaire_mentor (8,2 millions d’abonnés), @mensclub.(363 milliers d’abonnés), @citations_entrepreneurs (186 milliers d’abonnés), @millionnaire.riche (153 milliers d’abonnés), @thehighvaluemensclub (141 milliers d’abonnés), @mental_de_millionaire (117 milliers d’abonnés), @millionairesempires (19,7 milliers d’abonnés).
Cette imagerie beauf peut paraître inoffensive, mais elle véhicule une idéologie mortifère. Car ces photos, partagées en masse, prônent une idéalisation de l’homme dominant et un rejet de la plupart des femmes, forcément tentatrices et perfides. Pour être un homme, un vrai, il faut une Lamborghini et Scarlet Johansson à son bras, se débarrasser et mépriser les « personnes toxiques » (à savoir les femmes qui nous ont éconduits) et ne compter sur personne pour aller mieux. « C’est très axé sur l'argent, la réussite, réagit Olivia Gazalé, philosophe, essayiste et autrice de Le Mythe de la virilité (Robert Laffont, 2017). Et il y a cette idée que la femme, c’est la mère ou la pute. Celle qui sera la mère de mes enfants et qui sera sanctifiée – en théorie – et de l’autre côté, toutes les autres, qui sont méprisées. »
« Il y a un sentiment d'appartenance à un groupe de dominants, alors que dans la vie, ils sont dominés. »
Olivia Gazalé, philosophe, essayiste et autrice
Au-delà de cette imagerie rétrograde, la philosophe décèle un vrai malaise autour de la masculinité. « Tout ça procède d'une profonde inquiétude. ‘'Est-ce que je suis au niveau ?’’ Cette virilité est tellement artificielle que l’on est tout le temps dans le doute. » D’autant que bon nombre de ces hommes, souvent jeunes, qui se ruent sur ces comptes Instagram pour chiner les précieux conseils de leurs « mentors » ne correspondent pas du tout aux stéréotypes tout en muscles de ces pages. Et ils sont loin de gagner des millions. « Il y a un sentiment d'appartenance à un groupe de dominants, alors que dans la vie, ils sont dominés. La sensation illusoire d’appartenir à un cercle de privilégiés. Dans la réalité, souvent, ce sont des gens qui n’ont pas du tout réussi à accomplir leur rêve », analyse Olivia Gazalé.
Et ce sentiment d’appartenance, à la différence de communautés Instagram ouvertes comme des comptes lifestyle ou culturels, est fondé sur l’exclusion. « C'est un groupe qui se constitue beaucoup sur le rejet de l'autre. Ce ne sont pas seulement des affinités qui nous réunissent : on se reconnaît entre nous, mais pour mieux exclure. » L’autre étant l’homme faible et pauvre, donc. Un maigre lot de consolation pour ces hommes à la vie parfois vide de sens. « Les gens qui vont sur des comptes de ‘’millionnaires’’ n'en sont pas. Ils sont réunis par la frustration, parce que la définition de la virilité à laquelle ils aspirent, ils ne l’atteindront jamais. »
De nombreux ados et jeunes adultes trouvent dans cet univers un refuge, une communauté et des « valeurs philosophiques ». Ces pages leur font imaginer un futur fait de Rolex, de Porsche et de mannequins, quitte à accroître leur mal-être. Et Olivia Gazalé de conclure : « Les administrateurs de ces comptes sont un peu des nouveaux messies. Il y a une affaire de salut là-dedans. Pour devenir riche et puissant, il faut que je sois dans le sillage de ces types-là, il faut que je leur ressemble. Et leur succès prospère sur la misère sociale. »