Le tribunal judiciaire de Nanterre tranchera le 30 juin au sujet de l'assignation par la première ministre, Elisabeth Borne, envers les éditions de L'Archipel au sujet d'une biographie qui porterait atteinte, selon elle, à sa vie privée en révélant notamment son orientation sexuelle.
La justice donnera-t-elle raison à Élisabeth Borne ? L’audience qui oppose la première ministre et les éditions de L’Archipel a eu lieu ce mercredi 24 mai devant le tribunal judiciaire de Nanterre (Hauts-de-Seine). Le différend porte sur des passages de la biographie La Secrète, écrite par la journaliste française Bérengère Bonte et sortie en librairie le 4 mai. Ce sont les extraits du livre faisant référence à la santé, mais surtout à l’orientation sexuelle de la première ministre qui sont dans sa ligne de mire.
Invoquant une atteinte à sa vie privée, Élisabeth Borne a assigné en justice l’éditeur pour qu’il supprime les passages jugés problématiques « dans toute nouvelle édition ou réimpression » de l'ouvrage, comme indique l'assignation qu'a pu consulter l'AFP, rapporte 20 Minutes. Pour la première ministre, « ces informations ne peuvent s’inscrire dans le périmètre d’une légitime liberté d’information du public ». Elle demande également une astreinte de 1 000 euros par infraction constatée. Le tribunal judiciaire de Nanterre a entendu les deux parties cet après-midi et doit rendre sa décision le 30 juin prochain.
Biographie autorisée
Dans un communiqué publié le 10 mai dernier, les éditions de L’Archipel ont défendu la qualité du travail de Bérengère Bonte. Son livre est le « fruit d’un an d’enquête, de dizaines d’interviews, dont deux longs entretiens avec Élisabeth Borne, ainsi que d’autres avec des membres éminents de son cabinet, de sa famille et de son cercle amical proche auxquels elle avait donné son accord ». Il s'agissait par ailleurs de la première biographie sur cette personnalité politique.
De son côté, l’autrice s’est dite « surprise » par cette assignation. Pour pouvoir dresser le portrait de la cheffe du gouvernement, Bérengère Bonte a dû batailler. Elle raconte dans le livre avoir obtenu un premier rendez-vous avec Élisabeth Borne au bout de six mois d'âpres négociations avec son cabinet. « J'ai rencontré la première ministre plusieurs fois, longuement, devant un dictaphone. J'ai rencontré beaucoup de ses proches. Je pose des questions sur l'existence d'un compagnon dont elle a elle-même parlé », a‑t-elle expliqué au micro de RTL le 11 mai dernier. Élisabeth Borne, dont peu de choses filtrent sur sa vie privée, avait en effet succinctement évoqué cette relation au cours d’un entretien accordé au magazine Elle.
Relation supposée avec une femme
Parmi les proches interviewées par Bérengère Bonte, Clotilde Valter. La femme politique et amie de longue date de la première ministre est régulièrement présentée dans la presse d’être ou d’avoir été la compagne d’Élisabeth Borne. « Au prétexte qu’on partait en vacances à deux et qu’elle n’avait pas de compagnon identifié, on était forcément lesbiennes », a dénoncé l'ancienne secrétaire d’État chargée de la Réforme de l’État et de la simplification dans le gouvernement de Manuel Valls, auprès de l’autrice dans le chapitre 12 intitulé « La couverture ».
Les assertions sur son orientation sexuelle, Élisabeth Borne les a également balayées lors d'un entretien accordé au magazine Têtu en août dernier. Interrogée sur ces rumeurs prétendant qu’elle aurait été en couple avec une femme, la première ministre déclare : « Si c’est le cas, je ne vois pas pourquoi je ne l’aurais pas dit. » Cet été-là, le magazine Closer publie des clichés d’Élisabeth Borne en vacances dans le sud de la France avec un homme. Chapitre clos.
Sauf qu’en enquêtant, Bérangère Bonte apprend par plusieurs sources politiques que la première ministre serait bien en couple ou aurait été en couple avec une femme. « Soyons clair, il ne s’agit ici de “fouiller” la vie privée d’Élisabeth Borne si elle n’a aucun sens politique. Mais puisque la Secrète a elle-même évoqué plusieurs fois “un compagnon”, le sérieux de mon enquête passe nécessairement par là », justifie Bérengère Bonte dans son livre. « Pourquoi cadenasse-t-elle autant sa vie privée, y compris passée ? » s’interroge-t-elle. Bérengère Bonte découvre que l’homme en question, un certain Patrice Obert, adhérent du Parti socialiste et ancien élu à la mairie de Paris s’est en réalité pacsé en 2021 avec une autre femme.
Enquêter sur une personnalité politique ?
« Est-ce qu’on a le droit d’enquêter sur la première ministre dans ce pays ? J’espère que oui. Sincèrement, je ne révèle rien sur sa vie intime », s’est défendue Bérengère Bonte au micro de RTL après l’assignation en justice de la première ministre. Au-delà du droit à enquêter sur une personnalité politique, cette assignation ouvre une autre question : Élisabeth Borne aurait-elle assigné les éditions de L’Archipel si elle était lesbienne et que le livre lui aurait prêté une relation avec un homme ? Pour Mathilde Viot, militante féministe et co-animatrice de l’Observatoire des violences sexistes et sexuelles en politique, la réponse est non. « Je m’en fiche complètement de son orientation sexuelle, qu’elle soit asexuelle, homosexuelle ou hétérosexuelle, assure Mathilde Viot à Causette. Par contre, attaquer un bouquin parce qu’il révèle son orientation sexuelle me dérange. » Elle explique : « Si on lui avait prêté une vie d’hétérosexuelle dans un bouquin alors qu’elle serait lesbienne, je ne pense pas qu’elle aurait attaqué le livre pour atteinte à la vie privée. En réalité, derrière cette stigmatisation, il y a le message de dire “attention, c'est grave d’accuser quelqu’un d’être homosexuel sans preuve” ».
Pour Mathilde Viot, cette procédure judiciaire envoie surtout un message politique fort. « Il y a une forme de criminalisation morale de la lesbiannité alors qu’on se bat depuis des années pour justement normaliser nos orientations sexuelles », estime la militante qui craint des conséquences délétères sur les jeunes lesbiennes. « Ça envoie le message que les femmes perçues comme lesbiennes – que ce soit vrai ou pas – doivent se cacher », condamne-t-elle.
Informations d'intérêt général ?
Interrogée par Mediapart, l’avocate d’Elisabeth Borne, Me Émilie Sudre, affirme que Bérengère Bonte « accrédite, colporte des rumeurs » d’homosexualité « au prétexte de témoignages anonymes et de raccourcis ». « Est-ce un débat d’intérêt général de parler de l’orientation sexuelle d’Élisabeth Borne ? Je ne pense pas », a‑t-elle poursuivi auprès du média d’investigation. Cela ouvre néanmoins un autre débat : les personnalités politiques doivent-elles ouvertement parler de leur homosexualité afin d’asseoir la représentativité des personnes LGBT+ et de soutenir ainsi les anonymes ? En février 1999, l’association de lutte contre le sida Act Up avait menacé d’utiliser l’outing (le fait de révéler publiquement l’homosexualité d’une personne sans son consentement) à l’encontre d’un député de droite qui avait participé à une manifestation anti-Pacs.
Il faut rappeler que si l’outing peut, pour certain·es, aider la lutte LGBT+, l’action peut aussi engendrer des violences pour la personne outée. L’adjoint à la mairie de Paris et militant contre le sida Jean-Luc Romero en a fait les frais en 2000, lorsque le magazine gay E‑M@le révèle son homosexualité. « J’avais prévu de faire l’annonce moi-même un mois plus tard, avait réagi Jean-Luc Romero auprès de 20 Minutes 4 ans plus tard. Cela aurait été beaucoup moins violent, et surtout, j’aurais eu le temps d’en parler avec ma mère. Elle a été très ébranlée. Politiquement, j’ai été marginalisé pendant deux ans. J’ai dû me retirer de la campagne des municipales […]. J’étais devenu une sorte de pédé honteux. »
Autre point : l’orientation sexuelle d’une personnalité politique est-elle de l’ordre de l’intérêt général ? En 2013, le blogueur politique Octave Nitkowski publiait un livre sur l’homosexualité et le Front national dans lequel il révélait l’homosexualité de Steeve Briois, maire Front national d’Hénin Beaumont (Pas-de-Calais). Poursuivi en justice par l’élu, l’auteur avait finalement pu conserver les passages concernant Steeve Briois, les juges estimant en 2015 que « le droit du public à être informé » de l’homosexualité de Steve Briois primait sur « le droit au respect de ce pan de sa vie privée ». En 2017, la Cour d’appel de Paris avait finalement condamné Octave Nitkowski pour atteinte à la vie privée à payer 4 000 euros de dommages et intérêts à Steeve Briois. Un an plus tard, la Cour de cassation annulait finalement la condamnation de l’auteur. Preuve que la question est loin d’être tranchée. En ce qui concerne Élisabeth Borne, elle le sera le 30 juin prochain.