Écrite et adoptée avec le soutien de la droite et du Rassemblement national, la loi “immigration” consacre la victoire idéologique de l’extrême droite, celle-là même qu’Emmanuel Macron avait promis de combattre. Au lieu de quoi, il n’a cessé de lui ouvrir un boulevard, analyse le journaliste Sébastien Fontenelle, auteur de Macron et l’extrême droite.
Causette : Depuis 1945, la France vote une loi sur l’immigration tous les deux ans en moyenne. Depuis le milieu des années 1990, on compte près d’une vingtaine de réformes qui, pour beaucoup, sont venues durcir les conditions d’accès aux droits pour les étranger·ères. Cette nouvelle loi s’inscrit-elle dans la continuité politique de ces dernières décennies, marquées par une droitisation du débat public, ou représente-t-elle un vrai tournant ?
Sébastien Fontenelle : Un peu les deux. Elle s’inscrit en effet dans cette triste tradition qui consiste à faire des lois dites “immigration” tous les deux ans. Et c’est en soi un problème, parce que c’est faire de l’immigration un sujet de débat public permanent, ou presque. Ce qui pourrait à tout le moins être questionné. Donc il faut inscrire le “projet Darmanin” dans cette continuité-là. Ce qui permet aussi de rappeler que la gauche – les socialistes, pour ne pas les nommer – ont aussi beaucoup sacrifié à cette tradition. Après, il y a quand même une spécificité, qui est que, cette fois-ci, cette loi a été en quelque sorte dictée par l’extrême droite. Avec des atteintes aux droits du sol, des atteintes dans la répartition des protections sociales, dans l’accès aux droits sociaux… Elle est spécialement coriace, pour la simple et bonne raison que c’est une loi d’extrême droite. Et Marine Le Pen a tout à fait raison de saluer “une victoire idéologique”, car c’en est une pour eux.
Quelles sont les digues qui ont définitivement sauté avec ce texte ?
S. F. : Les digues sautent depuis un petit moment déjà, et pas uniquement dans le contexte des discussions autour de cette loi. Il y en a une qui a sauté tout récemment et qui était, me semble-t-il, une digue importante, sur laquelle on est finalement passé assez vite : c’est le moment où les macronistes ont invité un parti d’extrême droite, cofondé par un ancien Waffen SS – excusez du peu – à manifester contre l’antisémitisme le 12 novembre. On va manifester contre l’antisémitisme, contre le racisme, avec un parti xénophobe. C’est un petit peu embêtant.
“La nouveauté, c’est de déléguer [à l’extrême droite], en quelque sorte, le choix de ce qui va être retenu ou pas dans une loi”
Et la digue la plus évidente qui a sauté, c’est que cette loi sur l’immigration a été très largement voulue et, à l’arrivée, confectionnée par l’extrême droite. Ça, c’est vraiment une nouveauté. Qu’il y ait un débat permanent sur l’immigration dans ce pays depuis plusieurs décennies, c’est déjà un premier pas vers l’extrême droite, puisque c’est le terrain où elle se sent plus à l’aise et où elle peut dérouler très tranquillement ses propagandes les plus classiques. Mais la nouveauté, c’est de lui déléguer, en quelque sorte, le choix de ce qui va être retenu ou pas dans une loi.
Est-ce avant tout par calcul politicien ou cela révèle-t-il l’adhésion d’une partie de la macronie aux discours d’extrême droite ?
S. F. : Réponse B. À un moment, il faut, comme disent souvent les réacs, regarder ce qu’on voit et voir ce qu’on voit. Il y a peut-être un coup politique, il y a peut-être une intention relativement évidente de faire passer coûte que coûte ce projet. Mais tout est dans le “coûte que coûte” justement. Si, pour y arriver, il faut passer encore une fois sous les fourches caudines de l’extrême droite, c’est un choix délibéré. La majorité relative macroniste pouvait tout à fait renoncer à ce projet. Ce n’est pas ce qu’elle a fait. Donc quand des gens n’arrêtent pas d’aller vers l’extrême droite, il faut quand même se poser la question de savoir si ce n’est pas, tout simplement, parce qu’ils ont une appétence, une tentation de ce côté-là.
En 2017 comme en 2022, Emmanuel Macron a été élu grâce aux voix d’électeur·rices de gauche pour “faire barrage à l’extrême droite”. Or vous montrez dans votre livre qu’au lieu d’un rempart, Macron a en réalité ouvert un boulevard à l’extrême droite. En quoi a‑t-il favorisé l’extrême droitisation du pays ?
S. F. : Je distingue deux périodes, qui finalement n’en forment qu’une. Il y a le premier quinquennat, pendant lequel on a observé des complaisances, plus ou moins directes, avec l’extrême droite. Ça commence très tôt, avec le projet d’honorer la mémoire de celui que Macron appelle “le grand soldat Pétain”, ce qui est quand même très lourd de sens. Puis ça continue pendant tout le quinquennat. L’un des seuls grands entretiens que Macron a accordés à la presse écrite, c’était dans un hebdomadaire d’extrême droite, Valeurs actuelles, qui avait notamment été condamné pour incitation à la discrimination ou à la haine contre les Roms, et dont Macron a ensuite dit que c’était “un très bon journal”. Il y a aussi le soutien à Éric Zemmour, qui avait été apostrophé par un passant qui en avait marre de ses sorties xénophobes. Ce sont des signaux assez directs. Et puis, évidemment, il y a la politique du macronisme, qui est une politique de violence et de brutalisation sociale permanente.
Ensuite, il y a ce que j’identifie comme une accélération de cette extrême droitisation depuis la réélection de Macron, puis l’arrivée d’Élisabeth Borne. La Première ministre est un personnage assez central dans tout ça : sous ses airs un peu patelins, elle participe très activement au durcissement auquel on assiste depuis son arrivée à Matignon. On a vu la séquence de la réforme des retraites, avec le contournement, le piétinement et le bâillonnement du Parlement. Ce sont des choses dont l’extrême droite peut tout à fait se féliciter, parce que ça crée des précédents. Si un jour, un tel régime arrivait au pouvoir en France et décidait de contourner le Parlement, il pourrait tout à fait se prévaloir du précédent macroniste. Il y a aussi la brutalisation de la répression policière, on l’a vu au moment des réformes des retraites, et on l’a vu puissance 10 à Sainte-Soline [lors des manifestations contre le projet de mégabassine, ndlr]. Et puis il y a bien sûr cette loi “immigration” qui plane depuis maintenant pas mal de temps. Par exemple, ça fait plusieurs semaines que Gérald Darmanin publie tous les matins sur X [ex-Twitter] des listes de délinquants étrangers, en se félicitant qu’ils aient été renvoyés chez eux. C’est-à-dire que tous les matins, le ministre de l’Intérieur fait le lien entre immigration et délinquance, et répète jusqu’à plus soif que l’immigration représente un danger. C’est un signal très fort.
On voit que cette extrême droitisation touche aujourd’hui bon nombre de démocraties, notamment en Europe. Est-ce qu’on n’est pas face à un danger qui dépasse le cas d’Emmanuel Macron et de sa politique ?
S. F. : On est face à un mouvement qui est assez vaste, en effet. Mais la particularité française, c’est qu’ici, l’extrême droitisation est le fait d’un personnage qui a été élu deux fois uniquement sur la promesse de contenir l’extrême droite et de construire un barrage contre elle. C’est quand même une situation relativement unique.
“Il y a dans l’époque une violence verbale, une violence générale, qui est très problématique. Et je pense qu’on peut maintenant imaginer la possibilité d’une arrivée de l’extrême droite au pouvoir”
Même si vous n’avez pas de boule de cristal, quelles pourraient être, selon vous, les conséquences de cette loi “immigration” sur la société et la vie politique françaises ?
S. F. : Comme vous le dites, je n’ai pas de boule de cristal, donc je me garde bien de faire des pronostics. Mais il me semble que ça participe à une brutalisation générale du débat public qui, comme nous tous, me glace un peu. Il y a dans l’époque une violence verbale, une violence générale, qui est très problématique. Et je pense qu’on peut maintenant imaginer la possibilité d’une arrivée de l’extrême droite au pouvoir. À chaque fois que les macronistes ou d’autres vont sur le terrain de l’extrême droite, ils la légitiment. Et je continue à penser que les gens qui sont susceptibles d’aller vers ce camp-là préféreront toujours l’original à la copie. Darmanin peut continuer à durcir ses positions, à aller toujours plus loin sur le terrain du Rassemblement national, ce n’est pas lui qui en sortira gagnant. Et à un moment, il va falloir, peut-être, arrêter de considérer que l’extrême droite serait circonscrite au Rassemblement national. Je pense qu’on peut commencer à y compter les Républicains, en tout cas sur le sujet de l’immigration. Peut-être qu’il va falloir aussi qu’on se décide à considérer qu’un parti macroniste qui vote une loi d’extrême droite est un parti d’extrême droite. En tout cas, la question se pose de savoir comment on appelle maintenant ces gens, comment on les définit et où on les inscrit dans le paysage politique.
Que penser des déclarations, notamment celles de Gérald Darmanin, qui s’est félicité d’une victoire obtenue “sans les voix du RN”, parti qui a pourtant voté pour ce texte ?
S. F. : C’est un foutage de gueule absolu. Déjà, si le RN avait voté contre la loi, elle ne serait pas passée. C’est un premier point. Deuxièmement, c’est une loi qui a été sauvée par la majorité, avec le soutien de la droite extrême et de l’extrême droite. Donc c’est réellement une loi d’extrême droite. Alors, on peut toujours raconter que l’honneur est sauf parce qu’elle aurait été adoptée même sans les voix de l’extrême droite. Mais c’est faux. Et ça, c’est un autre aspect important des macronistes, qui sont en permanence en train de truquer la réalité, soit en la réécrivant, soit en la niant complètement. C’est assez fascinant : le vrai devient le faux, le faux devient le vrai. Il n’y a plus de repère stable. C’est extrêmement dangereux et c’est, à mon avis, une autre contribution importante du macronisme à l’extrême droitisation générale.
Qu’en est-il des gauches et de leurs responsabilités dans cette extrême droitisation ?
S. F. : Elles ont une lourde part de responsabilité. L’extrême droitisation n’a pas commencé avec l’arrivée de Macron à l’Élysée. C’est un mouvement qui remonte au début des années 2000 – et même bien avant, en réalité – et qui s’est beaucoup articulé autour de la banalisation de l’islamophobie. Pas seulement, mais beaucoup. Et évidemment que la gauche, notamment les socialistes, porte une lourde responsabilité dans ce mouvement général.
Peut-on encore espérer faire rempart à l’extrême droitisation de notre société et, surtout, comment ?
S. F. : On est dans un moment où on est sonnés par l’adoption de cette loi. Mais si on renonce à l’idée même de faire barrage, on est quand même très très mal barrés. Alors, ça demande du boulot, ça demande une remobilisation, ça demande de la patience, ça demande de ne plus refaire les erreurs qui, précisément, ont été faites. Ça ne se fera pas d’un claquement de doigts, il ne faut pas se raconter d’histoire. La réaction a clairement l’époque pour elle. Mais pour autant, il faut rester mobilisé. Et sur cette loi, il y a quand même quelques signaux, y compris au sein de la majorité, avec des gens qui disent stop. Il y a au moins un ministre qui a démissionné [Aurélien Rousseau, ministre de la Santé], il y a des députés qui ont refusé de voter pour ce projet de loi scélérat [59 député·es de la majorité se sont abstenu·es ou ont voté contre]. Il existe encore des gens qui ne sont pas résignés au pire. Je pense qu’on a une perception un peu déformée de la réalité, liée au fait que le débat médiatique est largement verrouillé par les droites réactionnaires, qui donnent le la de tout ce qui se dit. Mais en réalité, il reste des dizaines de millions de personnes qui ne sont absolument pas résolues à laisser tout ça arriver. Donc non, il ne faut surtout pas se dire que c’est fichu.
Macron et l’extrême droite, du rempart au boulevard, de Sébastien Fontenelle. Éditions Massot/Blast, le souffle de l’info, 128 pages, 15,90 euros.