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Le cimetière de Montmartre à Paris : une pittoresque ville des morts, juin 2019. Eric Sergent, Fourni par l'auteur

Les cime­tières sont aus­si des lieux de vie

Causette s'associe au site The Conversation, qui regroupe des articles de chercheur·euses de dif­fé­rentes uni­ver­si­tés et per­met à des médias de repu­blier les textes. Nous vous pro­po­sons aujourd'hui celui de l'historien Éric Sergent qui s'est inté­res­sé à la place des cime­tières dans notre société. 

Eric Sergent, doc­to­rant en his­toire de l'art des XIXe-​XXe siècles à l'Université Lumière Lyon 2

S’il est évi­dem­ment le lieu où l’on inhume les morts, le cime­tière est aus­si un espace fort ambi­gu, que cha­cun inves­tit de signi­fi­ca­tions diverses, sans par­ve­nir tou­jours à les for­mu­ler clai­re­ment. En témoignent les mots d’Edmond Texier qui, dans son Tableau de Paris, décrit l’impression qui étreint le visi­teur péné­trant dans un grand cime­tière urbain, le cime­tière du Père-​Lachaise en l’occurrence :

« Quand on a fran­chi ses portes funèbres, où sont ins­crites des paroles d’espérance, la dis­po­si­tion de tris­tesse, de dévo­tion et de recueille­ment sévère que l’on appor­tait cède à une impres­sion pre­mière plu­tôt agréable qu’attristante. »

Lieu de tris­tesse et de dou­leur, mais éga­le­ment d’édification et d’apprentissage, parc de pro­me­nade en ville et musée d’art à ciel ouvert, il n’est pas aisé de défi­nir ce qu’est vrai­ment un cime­tière, au XIXe siècle comme de nos jours.

Une ville dans la ville
Le cimetière du Montparnasse à Paris vu du haut de la tour Montparnasse
Paris XIVᵉ arron­dis­se­ment – cime­tière du Montparnasse, vu depuis la tour Montparnasse. Ordifana75/​Wikimedia, CC BY-​SA

Les cime­tières, tels qu’ils existent aujourd’hui, sont de créa­tion récente. Un décret impé­rial du 23 prai­rial an XII (12 juin 1804) fixe de nou­velles règles d’inhumation qui s’appliquent tou­jours, et créent les cime­tières contem­po­rains. Ce texte, com­plé­té par d’autres plus tar­difs, inter­dit l’inhumation dans les églises, contraint les com­munes à dépla­cer leurs lieux de sépul­tures à l’extérieur des villes, mais ouvre éga­le­ment la pos­si­bi­li­té de concé­der, à ceux qui en ont les moyens, des empla­ce­ments à per­pé­tui­té dans le champ de sépulture.

Cette der­nière dis­po­si­tion, qui n’était que secon­daire dans le texte ini­tial, connaît un suc­cès impré­vu. Au cours du XIXe siècle, une grande vague monu­men­tale s’empare des cime­tières fran­çais et des mil­liers de monu­ments, de toutes les tailles et de toutes les formes sont éle­vés. Cela contri­bue à trans­for­mer ce que l’on appe­lait encore « champ de repos » en une véri­table « ville des morts », reflet silen­cieux de la ville des vivants. Car si le cime­tière a ses beaux quar­tiers, il a aus­si ses fau­bourgs : une ségré­ga­tion sociale et éco­no­mique s’impose dans la mort comme elle existe dans la vie. Victor Hugo le dénon­çait déjà vive­ment, accu­sant que « les petits, les pauvres gens, les mal­heu­reux, quoi ! on les met dans le bas, où il y a de la boue jusqu’aux genoux, dans les trous, dans l’humidité. On les met là pour qu’ils soient plus vite gâtés ! »

Lire aus­si : Comment écou­ter les pod­casts de The Conversation ?

Michel Foucault voit en ce lieu une illus­tra­tion par­faite de son concept d’hétérotopie, c’est-à-dire un « lieu autre […] en liai­son avec l’ensemble de tous les empla­ce­ments de la cité, ou de la socié­té […] ». Le cime­tière concerne cha­cun, il assure et maté­ria­lise le lien entre morts et vivants, lien entre­te­nu par la visite au cimetière.

Visiter les morts

Dès le début du XIXe siècle, il appa­raît que le cime­tière doit deve­nir un lieu où l’on vient certes visi­ter « ses » morts, mais où l’on peut aus­si ren­con­trer les « grands hommes » et apprendre d’eux. De lieu de répu­gnance et d’abandon, le cime­tière devient un lieu de pro­me­nade ouvert au public, visi­té par les vivants, source d’inspiration et d’émotions, pro­pice à l’édification et à la médi­ta­tion. Cela explique le déve­lop­pe­ment d’un véri­table « tou­risme funé­raire », au cours du siècle, qui se tra­duit par la publi­ca­tion de nom­breux plans et guides, et même par l’édition de cartes pos­tales des tom­beaux remarquables.

Les artistes viennent cher­cher entre les murs du cime­tière l’inspiration et méditent sur la condi­tion humaine. Ainsi, à la fin du siècle, Émile Zola écrit-il :

« J’ai sui­vi len­te­ment les allées du Père-​Lachaise. Quel silence fris­son­nant, quelles sen­teurs péné­trantes, quels souffles tièdes, venus on ne sait d’où, comme des haleines cares­santes de femmes qu’on ne voit pas ! On sent que tout un peuple dort dans cette terre émue et dou­lou­reuse sous le pied du pro­me­neur. Il s’échappe de chaque arbuste des mas­sifs, de chaque fente des dalles, une res­pi­ra­tion régu­lière et douce comme celle d’un enfant, qui se traîne au ras du sol, avec toute la paix du der­nier sommeil. »

Paysage funéraire « ‘urbanisé’ » du cimetière du Père-Lachaise à Paris, février 2021
Paysage funé­raire « ‘urba­ni­sé’ » du cime­tière du Père-​Lachaise à Paris, février 2021. Eric Sergent, Fourni par l'auteur

Loin d’être un lieu de tris­tesse per­pé­tuelle, le cime­tière devient donc le lieu de rêve­rie, de repos et de pro­me­nade. Un vieillard lisant chaque jour au Père-​Lachaise, inter­ro­gé par Louis Loire sur le choix de ce lieu, lui répond même que « c’est l’endroit le plus gai du quartier ».

C’est aus­si l’espace de toutes les démons­tra­tions : archi­tec­tures remar­quables, signées des plus grands noms du XIXe siècle, sta­tuaire exu­bé­rante, épi­taphes envo­lées. Si cer­tains cri­tiques et théo­ri­ciens y voient « les caprices des vani­tés les plus vul­gaires », ces monu­ments sur­pre­nants font le suc­cès de ces lieux hors du com­mun et hors du temps.

Entre parc et musée, le cime­tière aujourd’hui
Une allée arborée au cimetière du Père-Lachaise à Paris
Cimetière du Père-​Lachaise à Paris (Île-​de-​France, France). Gzen92/​WikimediaCommons, CC BY-​SA

Le deuil, qui ponc­tue chaque exis­tence, conduit quasi-​systématiquement au cime­tière. Mais nom­breux sont éga­le­ment celles et ceux qui y pénètrent sans tris­tesse. Si la dimen­sion édu­ca­tive et morale du cime­tière, telle qu’elle exis­tait au XIXe siècle, a sans doute dis­pa­ru, l’attrait des per­son­na­li­tés qui y sont inhu­mées est, lui, bien réel. Les visi­teurs du cime­tière Montmartre veulent voir la sépul­ture de Dalida, ceux du cime­tière Montparnasse se recueillent sur la tombe de Jean-​Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Au cime­tière du Père-​Lachaise, les curieux cherchent Edith Piaf, Jim Morrison, bar­ri­ca­dé der­rière des grilles pour évi­ter les excès, ou Oscar Wilde, dont le monu­ment a dû être pro­té­gé par des parois de verre.

D’autres font une simple pro­me­nade de san­té, dans ces espaces qui sont aus­si d’immenses parcs – le Père-​Lachaise fait 44 hec­tares, en plein Paris… – et deviennent par­fois de véri­tables conser­va­toires de la faune urbaine. Les renar­deaux du Père-​Lachaise, pho­to­gra­phiés par Benoît Gallot, le conser­va­teur du cime­tière, l’ont démon­tré ! Il est en revanche hors de ques­tion de pra­ti­quer un cer­tain nombre d’activités, expli­ci­te­ment pros­crites : « acti­vi­tés spor­tives telles que le jog­ging » ou des « acti­vi­tés ludiques (jeux de piste, chasse au tré­sor, escape games, etc.) ». Le cime­tière n’est donc pas un parc public comme les autres…

Enfin, aujourd’hui encore, les cime­tières sont les plus grands musées de sculp­ture du XIXe siècle, ouverts libre­ment à tous, chaque jour de l’année. Ils regorgent d’œuvres remar­quables, tou­chantes, par­fois fran­che­ment sur­pre­nantes. Témoignages émou­vants d’un pas­sé dis­pa­ru, ils nous conduisent à ques­tion­ner notre propre rap­port à la mort puisque, comme l’écrit Roland Recht, repre­nant une idée du phi­lo­sophe Johann Gottfried von Herder :

« Il s’établit entre la sculp­ture et le spec­ta­teur une sorte de dia­logue muet, par le tru­che­ment duquel celui-​ci va à la ren­contre de son propre idéal. »


L’auteur effec­tue sa thèse sous la direc­tion de M. Laurent Baridon, pro­fes­seur d’histoire de l’art contem­po­rain à l’Université Lumière Lyon 2.

Cet article est repu­blié à par­tir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article ori­gi­nal.

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