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Esther Duflo, le Nobel des plus pauvres

Pour la deuxième fois de l’histoire, le prix Nobel d’économie a consa­cré, en 2019, les tra­vaux d’une femme : Esther Duflo, spé­cia­liste fran­çaise de la lutte contre la pau­vre­té. Lorsqu’on l’écoute, elle s’est sen­tie tout aus­si utile dans son tra­vail pour Barack Obama qu’en rele­vant ses manches aux Restos du cœur. Si vous aviez besoin d’un coup de boost… 

HS11 esther duflo
© P. Imbert

Causette : Qu’est-ce qui vous a don­né envie de consa­crer votre car­rière d’économiste à la lutte contre la pauvreté ? 

Esther Duflo : Je ne pen­sais pas du tout être éco­no­miste. Par contre, très tôt, j’ai été sen­si­bi­li­sée aux pro­blèmes de pau­vre­té par ma famille. Mon oncle fait par­tie des créa­teurs de Médecins du monde et ma mère, qui était pédiatre, voya­geait beau­coup dans des pays en déve­lop­pe­ment avec une ONG, L’Appel. Elle est allée chez les Sahraouis, au Maroc, et elle a beau­coup tra­vaillé sur la guerre civile au Salvador. Je pen­sais donc faire une car­rière lamb­da et m’engager dans des actions de volon­ta­riat en paral­lèle. Puis j’ai décou­vert l’économie pen­dant mes études. Comme mon père était uni­ver­si­taire, je nour­ris­sais un grand res­pect pour le monde aca­dé­mique. J’ai alors com­pris qu’en étant éco­no­miste, je pou­vais me consa­crer à l’aide à plein temps, au lieu d’en faire une acti­vi­té annexe. 

Vous êtes-​vous déjà enga­gée auprès d’une ONG ?

E. D. : « Engagée », je ne sais pas si c’est le bon terme. Je ne suis jamais allée très loin dans le com­bat mais, ado­les­cente, je ser­vais aux Restos du cœur près de chez moi, en ban­lieue pari­sienne. À l’université, je par­ti­ci­pais à des dis­tri­bu­tions de repas pour sans-​abri. J’ai ensuite été écri­vain public en pri­son avec Genepi [une asso­cia­tion mili­tante en milieu ­car­cé­ral, ndlr]. Ce genre de choses, à droite à gauche… 

Quelle a été votre expé­rience de ter­rain la plus marquante ? 

E. D. : À 17 ans, je suis par­tie avec l’organisation de ma mère à Madagascar. Ce voyage a com­plè­te­ment chan­gé ma pers­pec­tive sur la pau­vre­té. Il m’a appris que les pauvres ne sont pas des « vic­times », comme le sug­gère la volon­té un peu misé­ra­bi­liste et cari­ca­tu­rale de vou­loir les « aider ». J’arrivais en me disant, par exemple, naï­ve­ment : « Ils ne com­prennent pas qu’il ne faut pas défo­res­ter l’île. » Discuter avec les gens m’a prou­vé qu’ils se ren­daient en réa­li­té très bien compte de la situa­tion et que, s’ils avaient accès à d’autres tech­no­lo­gies, ils les uti­li­se­raient volon­tiers. Mais ils font au mieux avec leurs moyens.

“Que ce soit dans les pays riches ou les pays pauvres, il faut consa­crer beau­coup plus d’argent à l’aide aux femmes et, en par­ti­cu­lier, aux mères” 

Que faudrait-​il mettre en place pour éra­di­quer la pauvreté ?

E. D. : Remettre la digni­té au centre du sys­tème de pro­tec­tion sociale. C’est le fil direc­teur que nous avons déve­lop­pé dans notre livre Good Economics for Hard Times [2019, non tra­duit], publié avec Abhijit Banerjee [mari d’Esther Duflo et colau­réat du prix Nobel*]. Et c’est une ques­tion d’approche, de rap­port à l’autre. Aujourd’hui par exemple, en France, on aide les per­sonnes au chô­mage à trou­ver un emploi ou une for­ma­tion. Mais au lieu d’être pré­sen­té comme une oppor­tu­ni­té, ce sys­tème est un peu puni­tif. On vous dit : « Si vous refu­sez cette for­ma­tion, vous per­dez vos droits. » Certaines ini­tia­tives peuvent nous apprendre à ren­ver­ser la pers­pec­tive. Il existe notam­ment un pro­gramme à la mis­sion locale de Sénart, en Île-​de-​France, des­ti­né à aider des décro­cheurs sco­laires à mon­ter leur entre­prise. Là-​bas, on prend le pro­jet de ces jeunes au sérieux, en pas­sant des heures à débattre et à bâtir un « busi­ness plan », comme ferait un consul­tant avec quelqu’un qui sort de Polytechnique. En pre­nant ces per­sonnes en consi­dé­ra­tion, en leur rap­pe­lant qu’elles sont capables, on les rend auto­nomes et on peut relan­cer des pro­jets de vie. 

On sait que le fait d’être une femme quand on est pauvre expose à des maux sup­plé­men­taires : il y a les risques pen­dant la gros­sesse, la charge par­fois exclu­sive des enfants, la dif­fi­cul­té de s’extirper de situa­tions vio­lentes… Comment com­battre ce double fardeau ?

E. D. : Là, c’est une ques­tion d’argent. Que ce soit dans les pays riches ou les pays pauvres, il faut consa­crer beau­coup plus d’argent à l’aide aux femmes et, en par­ti­cu­lier, aux mères. Je pense aux soins pré­na­taux, mais aus­si au sou­tien après la nais­sance. Mettre en place un sys­tème d’aide à la garde ou de visites à domi­cile pour aider les parents dans le besoin entraî­ne­rait toute une série de consé­quences posi­tives. Cela amé­lio­re­rait le quo­ti­dien des enfants et sou­la­ge­rait les mères, nom­breuses à être débor­dées et stres­sées, ce qui serait d’autant mieux pour l’environnement fami­lial. Cela crée­rait aus­si des emplois qui ne seront jamais rem­pla­çables par des ordi­na­teurs. Des emplois qui, d’ailleurs, iraient sûre­ment en prio­ri­té à des femmes. Et si l’on aug­men­tait les salaires des per­son­nels tra­vaillant dans la petite enfance tout en embau­chant davan­tage dans ce sec­teur, cela per­met­trait un meilleur ratio enfant-personnel…

De 2013 à 2017, vous avez fait par­tie du Conseil pré­si­den­tiel pour le déve­lop­pe­ment glo­bal, créé par Barack Obama. Que lui avez-​vous conseillé ?

E. D. : La mis­sion consis­tait à déter­mi­ner les direc­tions à don­ner à l’aide exté­rieure amé­ri­caine et les manières de la rendre plus effi­cace. Nous avons émis deux recom­man­da­tions. D’une part, prê­ter davan­tage atten­tion au cli­mat et à ses effets. Convaincre les pays riches qu’il est com­plè­te­ment nor­mal qu’ils paient, parce que la plu­part des émis­sions de CO2 viennent de chez eux alors que ce sont les pays pauvres qui en sont vic­times. D’autre part – et c’est la par­tie dont je me suis occu­pée –, pla­cer au cœur de l’aide exté­rieure le sou­tien à l’innovation et à l’expérimentation. Car, pour un pays pauvre, tes­ter de nou­velles acti­vi­tés est une grosse prise de risque. Concrètement, au lieu de construire des écoles et de dis­tri­buer des manuels sco­laires – ce que les pays en déve­lop­pe­ment peuvent faire eux-​mêmes –, le meilleur moyen d’aider est de finan­cer ces ten­ta­tives. Mais tout cela n’a fina­le­ment ren­con­tré que peu d’écho.

“Le seul conseil que je peux don­ner à Donald Trump est de démis­sion­ner immé­dia­te­ment et d’aller se cacher dans un grand trou” 

Que diriez-​vous à Donald Trump aujourd’hui ?

E. D. : J’ai démis­sion­né du Conseil pré­si­den­tiel pour le déve­lop­pe­ment glo­bal le jour de son inves­ti­ture [le 20 jan­vier 2017], car Donald Trump n’est abso­lu­ment pas influen­çable. Le seul conseil que je peux lui don­ner est de démis­sion­ner immé­dia­te­ment et d’aller se cacher dans un grand trou.

Et aux chef·fes d’État européenn·es, comme Emmanuel Macron ?

E. D. : La même chose que ce que j’ai sug­gé­ré à Barack Obama. Emmanuel Macron a d’ailleurs com­man­dé un rap­port à l’Assemblée natio­nale au sujet de l’aide exté­rieure. Les dépu­tés qui tra­vaillaient sur le sujet m’ont contac­tée et je leur ai don­né exac­te­ment les mêmes conseils.

Comment pouvons-​nous agir à notre petite échelle pour aider le monde à aller mieux ? 

E. D. : Pour être le plus utile au monde, il faut être le plus infor­mé pos­sible. Une grande par­tie des pro­blèmes aux­quels font face les pauvres sont ren­for­cés par les mal­en­ten­dus et les dis­cri­mi­na­tions qui existent à leur sujet : l’idée qu’ils ne font pas d’effort, qu’ils sont pares­seux ou qu’ils pro­fitent du sys­tème. Mon conseil serait donc de com­men­cer par lire un petit livre très utile, écrit par ATD Quart Monde : En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pau­vre­té. On peut aus­si faire un petit bout de che­min avec une asso­cia­tion comme les Restos du cœur, Emmaüs ou ATD Quart Monde… Pas en se disant « je vais venir en aide à autrui », mais plu­tôt dans l’esprit « construi­sons un pro­jet ensemble ». Ce genre d’ouverture nous donne une voix. Et avoir une voix, même loca­le­ment, per­met d’influencer les poli­tiques publiques.

Si vous deviez par­ler des recherches les plus pro­met­teuses en matière de développement…

E. D. : Je cite­rais les pro­grammes d’enseignement ciblé, sur les­quels je tra­vaille depuis quinze ans avec Pratham [une ONG indienne qui milite pour l’éducation des enfants]. L’idée est d’offrir aux enfants un ensei­gne­ment adap­té au niveau qu’ils ont à l’instant T, sans se pré­oc­cu­per du pro­gramme sco­laire. Par exemple, si un enfant arrive en CE1 et qu’il ne sait tou­jours pas lire, ça n’est pas la peine de lui don­ner des cours d’histoire. Il faut repar­tir du début. Et orga­ni­ser le temps sco­laire non pas en fonc­tion de l’âge, mais en fonc­tion du niveau de com­pé­tence acquis. C’est tout simple, ça ne demande ni ordi­na­teur ni qua­li­fi­ca­tion par­ti­cu­lière, et ça a des effets très rapides. Cela serait par­ti­cu­liè­re­ment utile en Inde, où la moi­tié des enfants sortent de l’école sans avoir appris à lire. Je pense aus­si aux recherches de Pascaline Dupas [une autre éco­no­miste fran­çaise]. Elle a démon­tré l’efficacité du don de mous­ti­quaires pour lut­ter contre la mala­ria, alors que la majo­ri­té des éco­no­mistes pen­sait que le fait de don­ner l’objet le déva­lo­ri­sait et serait inef­fi­cace. C’est un très bon exemple du pas­sage de la recherche à l’action publique, car, grâce à cette mesure, on constate une très forte baisse du nombre de cas de mala­ria sur ces dix der­nières années. 

Que compte faire la plus jeune lau­réate du prix Nobel d’économie (46 ans) de son année 2020 ? 

E. D. : Je vais conti­nuer à m’engager dans des pro­grammes de vac­ci­na­tion, dont j’ai pu tes­ter des expé­ri­men­ta­tions en Inde. Et je tra­vaille avec Elizabeth Spelke, cher­cheuse en psy­cho­lo­gie à Harvard, sur la créa­tion de jeux pour ensei­gner les mathé­ma­tiques dans les écoles mater­nelles en fai­sant appel aux connais­sances intui­tives des enfants. J’aimerais déve­lop­per cette idée dans les pays pauvres et en France. 

* Le prix Nobel d’économie a été décer­né à Esther Duflo, Abhijit Banerjee et Michael Kremer pour leurs tra­vaux sur la lutte contre la pau­vre­té.

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