Sur Facebook, Reddit ou YouTube, elles sont de plus en plus nombreuses à mener l’enquête sur des affaires criminelles, à rechercher des faits divers inconnus, à fouiller en équipe les méandres de la Toile. Jusqu’à parfois résoudre des affaires. Rencontre avec ces Sherlock Holmes anonymes.
![Enquêtrices 2.0 : le fait div dans le sang 1 121 enquetrices 2.0 Sonya Lwu © Serge Picard pour Causette 1](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/04/121-enquetrices-2.0-_-Sonya-Lwu_-©-Serge-Picard-pour-Causette-1-819x1024.jpg)
Dans la nuit du 15 au 16 décembre 2020, à Cagnac-les-Mines, dans le Tarn, Delphine Jubillar, infirmière de 33 ans, disparaît de sa maison en construction, aux briques rouges toujours apparentes. Son mari, Cédric, signale à la police avoir remarqué son absence à 4 heures du matin. Les pleurs de l’un de ses deux enfants s’étaient mis à résonner, sans réaction de la maman toujours aux aguets (Monsieur étant apparemment endormi comme une masse).
Le 24 janvier 2021, Léa*, art-thérapeute de 40 ans, crée le groupe Facebook « Disparitions inquiétantes : Delphine Jubillar et autres affaires ». Elle fait partie des Internet sleuths, ces enquêtrices 2.0 qui échangent avec d’autres internautes leurs théories concernant des affaires non résolues. Aux États-Unis, précurseurs de l’investigation en ligne, c’est sur Websleuths (forum dédié au crime) et sur le site communautaire Reddit, aux allures de forum infini, qu’elles sont des centaines de milliers à se retrouver.
Guerre des clans
Inspirées par ce phénomène, dans l’Hexagone, elles se remuent les méninges sur Facebook dans des groupes consacrés à un fait divers spécifique, Xavier Dupont de Ligonnès par exemple, ou au crime en général comme « Enquêtes, affaires sensibles, disparitions et faits divers » (44 000 membres). Le plus souvent administrés par des femmes, ces groupes fédèrent des milliers d’abonné·es. Après s’être engagé·es à suivre les règles fixées par les modérateur·rices (politesse, pas de publicité, de propos haineux), les membres peuvent poster à l’envi leur opinion sur une enquête en cours. En commentaire, ça s’écharpe, ça s’invective, ça se transforme en guerre de clans suivant les théories de chacun.
Léa en gère quatre : un sur l’affaire résolue de Victorine Dartois – étudiante de 18 ans disparue fin septembre 2020 et finalement retrouvée assassinée –, qui regroupe neuf mille personnes ; un sur le meurtre d’Élisa Pilarski dévorée par un chien en 2019 (deux cents abonné·es) ; un autre sur Dupont de Ligonnès (six mille) et celui sur Delphine Jubillar (plus de deux mille membres).
![Enquêtrices 2.0 : le fait div dans le sang 2 121 enquetrices 2.0 © Serge Picard pour Causette](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/04/121-enquetrices-2.0-_-©-Serge-Picard-pour-Causette-1024x819.jpg)
C’est sur ce dernier que les néodétectives postent le plus en ce moment, alors que la police piétine pour retrouver l’infirmière disparue. Chaque jour, aidée de son acolyte Mila, l’autre modératrice qu’elle a rencontrée en ligne, Léa publie scrupuleusement les articles parus sur l’enquête en cours et ses rebondissements. Très actif le week-end ou en soirée, le duo scrute le moindre indice que la police ou la presse n’auraient pas vu passer. Les deux mille membres commentent les avancées de l’investigation, partagent leurs hypothèses : « Vous êtes certain qu’elle est sortie de chez elle de son plein gré ? » lance Caroline. « Ce voisin est inquiétant, ils ont dû se donner rendez-vous avec Delphine », publie Claude. « Donnez votre avis. Est-elle partie d’elle-même ou jamais sortie de chez elle ? » questionne Mila.
Criminologue “autodidacte”
Plus les jours passent, plus l’ombre d’Alexia Daval – assassinée par son mari, Jonathann, en 2017 – plane sur la disparition de Delphine, plus Léa croit que Cédric Jubillar est le coupable. Elle m’explique sa thèse solide et argumentée : « Il y a eu une dispute, la veille, entre Cédric et Delphine. C’est confirmé par le maire de Cagnac. Cédric a menti. Il disait que la soirée de la disparition était comme les autres. On a appris que la maison qu’ils venaient de faire construire était à son nom à elle et qu’ils allaient se séparer. Il allait tout perdre financièrement avec la séparation… »
En deux ans, cette Montpelliéraine, « autodidacte de la criminologie », s’est muée en encyclopédie vivante sur les affaires féminines. « C’est la mort d’Élisa Pilarski qui m’a donné envie de créer ces groupes Facebook », raconte cette dopée aux disparitions, intarissable. Derrière la voix grave de Léa, teintée d’un accent méditerranéen, se distingue, depuis sa télé, celle de Morandini, qui présente sa quotidienne Crimes et faits divers sur NRJ 12.
Si « Pilarski » ne vous dit rien, le nom de « Curtis » devrait faire tilt. Le 16 novembre 2019, le corps d’Élisa Pilarski, 29 ans, est retrouvé dans une forêt de l’Aisne. Sans vie, elle a été mordue à mort. L’enquête se dirige d’abord vers des chasseurs, mais bientôt, des experts vétérinaires découvrent que le coupable n’est autre que Curtis, le chien de son compagnon. Depuis, entre les membres du groupe Facebook « Justice et vérité pour Élisa », c’est la guerre entre celles et ceux qui accusent le petit ami d’Élisa et son dressage de Curtis – acquis illégalement et dressé comme un chien de combat – et ceux qui le défendent… « Élisa était très présente sur Facebook et publiait des photos visibles par tout le monde. Avec le groupe, on se les partage, on les analyse pour tenter de mieux saisir sa personnalité et sa relation avec son conjoint et le chien », précise Léa. En fouillant, en recoupant les articles ou des témoignages, elle a retrouvé l’éleveuse de Curtis, aux Pays-Bas – qui a permis d’introduire illégalement ce pitbull en France avec des documents falsifiés – et les endroits où l’animal passait ses concours canins en Belgique. Léa veut sans cesse en savoir plus : le diable se cache dans les détails.
À moins de 100 kilomètres de là, dans le Gard, une autre détective, Émilie, 35 ans, sans emploi, ne lâche rien. Depuis dix ans, elle continue de s’interroger : qui a enlevé la petite Marion Wagon – toujours portée disparue –, le 14 novembre 1996 vers midi sur le chemin de l’école à Agen ? « Cette disparition m’a profondément marquée, j’ai le même âge que Marion », signale celle qui a créé un groupe consacré à l’affaire en 2010.
Travail d’équipe
Quatre mille personnes débattent sur cette enquête qui n’avance pas depuis presque trente ans. Océane s’interroge et publie sur le groupe : « Je trouve ça bizarre qu’elle soit allée faire du toboggan alors qu’il pleuvait. Elle courait alors que les sols étaient glissants. » Marie, une autre abonnée, lui répond : « Elle courait car elle devait se savoir suivie. » Sabrina interrompt l’échange, net, avec une capture d’écran de Météo France : « Il ne pleuvait pas ce 14 novembre à Agen. » Émilie reprend la main : « Il ne faisait pas grand soleil, je me suis renseignée. » Un boulot d’équipe.
![Enquêtrices 2.0 : le fait div dans le sang 3 121 enquetrices 2.0 Lila et Lilia © Serge Picard pour Causette 1](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2021/04/121-enquetrices-2.0-_-Lila-et-Lilia-_-©-Serge-Picard-pour-Causette-1-1024x819.jpg)
Parmi les internautes lambda se cachent aussi « des policiers, des membres de la famille de Marion », précise Émilie. Alors que la piste du tueur en série Michel Fourniret a été évoquée fin 2020 par les enquêteurs, un matelas contenant de nombreuses traces ADN ayant été retrouvé chez l’ogre des Ardennes, elle réfute en bloc : « Je n’y crois pas. C’est forcément quelqu’un qui connaissait la famille. Je suis allée sur les lieux de l’enlèvement. Les rues sont animées, c’est très proche de chez ses parents et, normalement, elle rentrait accompagnée d’une amie : c’est quelqu’un de familier qui l’a enlevée et qui a repéré les lieux en amont. » Émilie a même rencontré des proches de la victime et souhaite s’entretenir avec les deux policiers qui travaillent toujours sur cette disparition. Et ça ne devrait pas tarder : « Une de mes amies devrait me les faire rencontrer. Je les ai déjà aperçus… »
À l’image de Léa, cette Gardoise connaît le vocabulaire judiciaire sur le bout des doigts à force d’engloutir articles et documentaires sur le crime. Dans le milieu ultratestostéroné du fait divers, ces détectives de l’ombre ont réussi à trouver leur place grâce à Internet. Et, pour se faire entendre, certaines Sherlock de la Toile ont jeté leur dévolu sur YouTube. Jackpot : elles cartonnent dans la chasse au fait divers confidentiel et aux infos inédites.
Parmi elles, il y a Sonya Lwu, 29 ans, frange rousse et yeux généreusement fardés de couleurs pétantes. Celle qui se définit comme une « glauque nerd » fédère 193 000 abonné·es sur sa chaîne spécial crime. Elle en vit. Elle se souvient que, petite, elle se planquait derrière la porte entrouverte du salon pour regarder en cachette les Faites entrer l’accusé que sa mère suivait à la télévision au début des années 2000. Une maman accro à l’affaire Grégory. « Elle lisait tout ce qui concernait les Villemin et les Laroche », ironise Sonya devant ce qu’elle appelle son cabinet de curiosité, comprenez une bibliothèque où se côtoient divers crânes d’animaux, images anatomiques et insectes rares figés par la mort.
Elle consacre chacune de ses vidéos à des histoires criminelles peu connues : une journée de recherche de sites Web en forums et deux jours d’écriture. Sonya bouffe du fait divers, respire de l’hémoglobine, vit au rythme des enquêtes criminelles. Scotchée à son écran, elle rebondit de lien en lien, fouille, tard dans la nuit, même si le sujet n’a rien à voir avec une publication à venir sur sa chaîne. L’affaire Daval et le procès de Jonathann en novembre 2020 : c’était tous les jours, minute par minute. Une addiction qui exaspère son conjoint. « C’est un brin pesant pour lui… Il me demande souvent si on peut regarder autre chose que des documentaires criminels sur Netflix. » Le succès des Youtubeuses du crime dont les chaînes fleurissent sur la plateforme ? « Je pense que les femmes ont dû se faire une place par elles-mêmes là où, à la télévision, le secteur du crime est dominé par les hommes », analyse l’ancienne étudiante en psycho.
S’éclater les yeux dans le noir à la lumière d’un ordinateur sur des forums d’Internet sleuths labyrinthiques, c’est aussi le quotidien des frangines Lilia et Lila, à la tête d’une autre chaîne : YouCrime. Lilia, blonde à lunettes, et Lila, brune à frange, ont respectivement 33 et 34 ans et une lourde responsabilité auprès de leurs 137 000 abonné·es : les abreuver d’un nouveau fait divers inédit chaque semaine. Elles ont d’ailleurs lâché leur job pour se consacrer à leur addiction. Et ça marche. « On essaie de mettre l’accent sur des faits divers qui ont fait peu de bruit et où les victimes étaient des femmes ou issues de minorités, comme les personnes transgenres, pour donner de la visibilité à ces faits divers peu exploités », commence Lila. Leur communauté est aux trois quarts féminine, comme celle de Sonya Lwu. Chez les sœurs YouCrime, c’est l’aînée qui a essayé d’entraîner la cadette, débarquant dans sa chambre, toute môme, en lui balançant des histoires qui font peur pour se tirer en claquant la porte derrière elle. Au début, rien, puis Lilia commence à se prendre au jeu. Aujourd’hui, elle aussi se paume sur Reddit à la tombée de la nuit en cherchant LA meilleure histoire. Ce qui la passionne ? Les « John et Jane Doe », le nom générique sous lequel on enregistre les cadavres non identifiés aux États-Unis.
Un post… et l’enquête est résolue
Animées par une fascination morbide ou pas, ces enquêtrices du Net peuvent même faire avancer des dossiers pourtant bien enterrés, particulièrement du côté des Jane et John Doe justement. À l’autre bout de l’Atlantique, au sud de la Floride, Jtigertail, de son nom d’utilisatrice Reddit, est devenue, en huit ans, l’impératrice de l’enquête en ligne. Cette étudiante en médecine est modératrice de la page « Unsolved Mysteries », consacrée aux mystères non résolus et qui regroupe 1,3 million d’internautes, dont « 75 % sont des femmes », assure-t-elle. Son hobby lui prend beaucoup de temps.
C’est en 2000, à 5 ans, que le crime chamboule son innocence juvénile. Dans un quartier pavillonnaire aux maisons basses de Philadelphie, au bord du fleuve Delaware, Amanda Kuhn, une enfant de 9 ans, est retrouvée sans vie sous le petit lit de sa chambre et pas n’importe quelle piaule : celle dans laquelle a grandi Jtigertail avant de déménager en Floride… Elle ne connaît pas la victime ni la famille Kuhn, qui s’est installée après la sienne dans son ancienne maison, mais se souvient des conversations chuchotées de ses parents quand ils ont appris la nouvelle. « Son histoire a toujours été collée à la mienne. J’ai encore la coupure de journal que mon arrière-grand-mère a envoyé à mes parents en 2000. J’ai l’impression qu’on a une connexion à cause de cette chambre », témoigne la Floridienne, en envoyant par mail la coupure de journal jaunie par les années. En noir et blanc, le cliché d’une enfant au sourire radieux. En titre : « La rue Almond a perdu tout espoir. »
Depuis, du haut de ses 26 ans, Jtigertail scrute les forums au point de résoudre des mystères. Le 4 septembre 1981, un torse d’homme est retrouvé à Détroit. La description est vague, rien ne peut identifier le cadavre amoindri. Il a entre 18 et 99 ans, pas de tatouage, sa tête, ses bras et ses jambes ont été arrachés… « J’ai quand même décidé de tenter le coup. J’ai lancé une recherche par date et par région sur NamUs [le système national américain des personnes disparues et non identifiées, ndlr]. Je suis tombée sur le profil de Joe Burnic Hill, qui aurait disparu de Détroit le 1er septembre, sa voiture a été retrouvée abandonnée plusieurs jours après la découverte du torse », développe-t-elle, passionnée. Et de reprendre : « Les dates de sa disparition et de la découverte du torse coïncidaient. J’ai posté ma théorie sur Websleuths et essayé de contacter les autorités de Détroit, mais je n’ai pas obtenu de réponse. Je me suis dit que la police avait dû faire son boulot et vérifier ça en 1981. J’ai du mal à le dire autrement, mais ça me semblait trop beau pour être vrai ! » Trois ans plus tard, au printemps 2018, elle apprend par hasard que la famille de Joe Burnic Hill, disparu, est tombée sur son post. Après divers tests, leur ADN correspond bien à celui relevé sur le torse macabre retrouvé à Détroit en 1981 : Joe a été assassiné. Grâce à ses acolytes, aux États-Unis, au moins cent John et Jane Doe ont été identifiés. À Léa, Émilie, Sonya, Lilia et Lila d’unir leurs forces de drôles de dames pour trouver ce qui est arrivé à Delphine Jubillar.
*Le prénom a été modifié.