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Photos GUILLAUME RIVIÈRE pour Causette

Être une femme retraitée, tu sais, c’est pas si facile

Carrières mor­ce­lées, salaires infé­rieurs, sépa­ra­tions, les pen­sions des femmes sont plus faibles que celles des hommes. Alors que la réforme des retraites est entrée en vigueur ce 1er sep­tembre, Causette est allée à la ren­contre de retrai­tées pré­caires, qui se débrouillent pour s’en sortir.

Dans son petit appar­te­ment niché dans le vil­lage médié­val de Lautrec, dans le Tarn, Marie-​Brigitte Le Ralle, 71 ans, passe de nom­breuses heures les yeux rivés sur son compte en banque. Assise dans son salon, elle compte et recompte. « Je cal­cule abso­lu­ment toutes mes sor­ties d’argent, confie-​t-​elle avec pudeur. Je fais tout pour ne pas me retrou­ver à décou­vert, mais c’est très dif­fi­cile. Plus ça va et moins je m’en sors, car tout aug­mente. » Avec seule­ment 700 euros de pen­sion men­suelle, Marie-​Brigitte ne peut plus faire face. Il y a quelques mois, son four l’a lâchée. Impossible d’en rache­ter un autre. « J’attends le ver­se­ment tri­mes­triel de ma retraite com­plé­men­taire pour le rem­pla­cer par un modèle minia­ture, détaille-​t-​elle. Mais je ne suis pas sûre que cet argent – 350 euros envi­ron – suf­fise, car il me sert aus­si à payer les frais de révi­sion de ma voi­ture, mes fac­tures d’eau et celles d’électricité. » Le nou­veau four atten­dra sans doute. Tout comme le renou­vel­le­ment de ses lunettes, qui ne sont plus à sa vue depuis long­temps, mais qu’elle ne peut chan­ger de peur d’avoir à avan­cer les frais. « Depuis avril der­nier, j’ai droit à des paniers-​repas du Secours popu­laire, pour­suit la Tarnaise. J’ai mis des mois à ne pas pleu­rer en y allant. C’était impos­sible de ne pas m’effondrer. J’avais l’impression de ne plus avoir la moindre digni­té. » Marie-​Brigitte vit sa retraite, prise en 2011, comme un déclas­se­ment social. Celle qui a été tour à tour comé­dienne, inté­ri­maire, for­ma­trice et enfin res­pon­sable de chambre d’hôtes tout en éle­vant trois enfants n’avait jamais envi­sa­gé que ses vieux jours seraient si pré­caires. « J’ai fait pas mal de petits bou­lots, mais l’argent ren­trait mal­gré tout, se souvient-​elle. J’avais aus­si des aides de la CAF puisque j’étais mère de famille. Je n’aurais jamais ima­gi­né que j’allais avoir si peu de reve­nus à ma retraite. » Elle pour­suit, fata­liste. « Le plus dur, c’est la dis­pa­ri­tion de cer­tains bud­gets consi­dé­rés comme futiles : l’achat de livres, de fleurs. Tout ça, ça n’existe plus. Petit à petit, on dimi­nue ces plai­sirs a prio­ri super­flus, mais pour­tant essen­tiels au sel de la vie. »

Remédier à la solitude

Marie-​Brigitte n’est pas la seule retrai­tée en grande pré­ca­ri­té. Selon un rap­port minis­té­riel consa­cré aux petites pen­sions publié en mai 2021, 37 % des 15,5 mil­lions de retraité·es français·es per­çoivent moins de 1 000 euros brut par mois. Sur ces 5,7 mil­lions de per­sonnes, les trois quarts sont des femmes. À cette pré­ca­ri­té s’ajoute bien sou­vent la soli­tude. Consciente que la retraite est un moment par­ti­cu­liè­re­ment déli­cat pour une femme seule et que le manque de moyens peut accen­tuer l’isolement, Ginette Pondarasse et neuf de ses amies, âgées de 67 à 85 ans, ont un pro­jet un peu fou pour les années qu’il leur reste. Elles étaient employée, esthé­ti­cienne, édu­ca­trice ou assis­tante de direc­tion. Certaines ont fini de payer leur mai­son, d’autres sont loca­taires. Toutes vivent seules depuis plu­sieurs années et voient leur pou­voir d’achat se réduire. Leur rêve aujourd’hui serait de vivre dans la même mai­son, de par­ta­ger les frais et de nouer des liens soli­daires. « J’héberge déjà une cama­rade en dif­fi­cul­té, car ma mai­son est trop grande pour moi, com­mente cette ancienne contrô­leuse des impôts, qui a la sen­sa­tion de « comp­ter de plus en plus l’argent et de réduire tous les extras mal­gré une pen­sion supé­rieure à 1 000 euros. Si on vivait en com­mu­nau­té, on pour­rait mieux s’en sor­tir : on ferait des achats grou­pés, on divi­se­rait les fac­tures, on ferait du troc d’objets et peut-​être quelques sor­ties. La vie serait moins chère. »

Bien sûr, le coût de la vie pèse sur les épaules de tout le monde, mais les femmes doivent com­po­ser avec des pen­sions sen­si­ble­ment plus basses *. En moyenne, elles touchent 40 % en moins que les hommes : la pen­sion de retraite d’une femme ayant ces­sé son acti­vi­té est de 1 154 euros brut, tan­dis que celle d’un homme atteint 1 931 euros brut. S’il tend à se réduire – il était de 50 % en 2004 –, cet écart témoigne d’une inéga­li­té de genre criante. « Cela s’explique par deux rai­sons prin­ci­pales, détaille Annie Jolivet, éco­no­miste et cher­cheuse au Centre d’études de l’emploi et du tra­vail. Les femmes ont en géné­ral des car­rières plus mor­ce­lées et exercent des métiers sou­vent moins bien rému­né­rés, comme ceux du sec­teur du soin ou de la santé. »

Petits bou­lots mal payés

Annie Queneuille, 64 ans, fait par­tie de celles qui ont tri­mé dans des bou­lots mal payés. Après ses débuts comme cou­tu­rière, à 17 ans à peine, puis un emploi en usine, elle fait une pause pen­dant trois ans pour éle­ver ses enfants. Elle décide de deve­nir aide à domi­cile en 1989 pour pou­voir adap­ter ses horaires à son rythme de vie. Son diplôme en poche, elle enchaîne les heures et les contrats chez des per­sonnes âgées, espé­rant com­pen­ser son début de car­rière mor­ce­lé et sa faible durée de coti­sa­tion. Dans sa pro­fes­sion, le salaire dépasse rare­ment le Smic – les bons mois, Annie par­vient quand même à empo­cher 1 600 euros. Au moment de liqui­der sa retraite, en 2020, elle constate avec sou­la­ge­ment que les vingt-​cinq meilleures années de sa car­rière ont bien été prises en compte. Un mode de cal­cul qui ne favo­rise pas tou­jours les par­cours hachés, même si cela semble contre-​intuitif, mais qui, dans son cas, a eu un effet posi­tif. Elle a donc droit à 1 300 euros, dont 10 % de reva­lo­ri­sa­tion accor­dée pour cause de famille nom­breuse. Une pen­sion cor­recte, d’autant que la mai­son que l’ancienne auxi­liaire de vie et son époux occupent 

dans la cam­pagne picarde sera bien­tôt payée, mais qui reste tout de même modeste. « Il y a pire que moi, dit-​elle d’emblée. Je n’ai pas le droit de me plaindre. Mais je me prive beau­coup. Il n’y a pas de vacances, pas de res­to non plus. » Annie appré­hende par­ti­cu­liè­re­ment l’hiver qui vient et les futures fac­tures d’électricité. « On fait atten­tion à tout, mais fina­le­ment on a tou­jours fonc­tion­né comme ça, car on n’a jamais été bien riches », ajoute-​t-​elle. Le mon­tant affi­ché sur ses bul­le­tins de retraite lui laisse mal­gré tout un goût amer. « Quand je repense à toutes ces années à deux cents heures par mois, je trouve que ça ne fait vrai­ment pas lourd. J’ai le dos en com­pote, le corps usé et abî­mé. Après tant de tra­vail, je ne suis pas vrai­ment récompensée. »

« Piège abso­lu » des arrêts et du temps partiel

Car pour Annie comme pour des tas d’autres femmes, tra­vailler dur pen­dant trente ou qua­rante ans ne donne pas for­cé­ment droit à une retraite confor­table. « Ce n’est pas une récom­pense, elle n’est que la consé­quence moné­taire des choix et oppor­tu­ni­tés per­son­nels et pro­fes­sion­nels d’une vie », sou­ligne à cet égard l’économiste Annie Jolivet. Parmi ces choix, celui de quit­ter son emploi pour éle­ver ses enfants ou celui du temps par­tiel pour conci­lier la vie de famille pèsent par­ti­cu­liè­re­ment lourd sur les épaules des femmes. C’est un « piège abso­lu », met en garde Annie Jolivet, consciente que les inté­res­sées n’ont pas tou­jours en tête les impli­ca­tions futures de ces déci­sions. Après trente-​cinq ans en tant qu’assistante mater­nelle, Martine Denaives, 64 ans, qui vit près de Reims (Marne), touche 1 200 euros de retraite. Une pen­sion cor­recte, qui aurait pu être plus éle­vée si Martine ne s’était pas arrê­tée pen­dant neuf ans pour s’occuper de ses enfants. « Bien sûr que je n’ai pas coti­sé pour ma retraite pen­dant cette longue période, reconnaît-​elle avec réa­lisme. Mais à l’époque, vous savez, je n’y pen­sais pas du tout. Je ne son­geais qu’à mes enfants. »

S’il est par­fois dif­fi­cile de se pro­je­ter dans ses vieilles années, il semble mal­gré tout salu­taire de le faire, car cer­tains choix de la vie active se paient cash lors de la retraite. Anne-​Marie Duchêne, 69 ans, en a fait l’amère expé­rience. « J’ai com­men­cé comme sténo-​dactylo, avant d’être licen­ciée, raconte celle qui vit seule dans un petit vil­lage de l’Eure. Mon cou­sin qui avait un com­merce de trai­teur m’a pro­po­sé de m’embaucher, car il avait besoin d’aide. Ce coup de main a duré vingt-​huit ans… J’ai beau­coup tra­vaillé, plu­tôt bien gagné ma vie, mais n’étant pas décla­rée, je n’ai pas coti­sé. J’ai été naïve, insou­ciante. Je n’ai pas pen­sé aux consé­quences de cette situa­tion. C’est la plus grande bêtise de ma vie. » Seule la fin de car­rière d’Anne-Marie – deve­nue ergo­thé­ra­peute dans un centre pour per­sonnes han­di­ca­pées – a été prise en compte dans le cal­cul de sa maigre pen­sion de retraite. Elle doit donc vivre avec 600 euros. « J’ai renon­cé à tout : aux sor­ties, dis­trac­tions, au res­tau­rant ou à m’acheter quelque chose pour me faire plai­sir, confie la sexa­gé­naire. Quand je tra­vaillais, je m’offrais un par­fum par an. Là, je n’y pense même plus. Une fois mon loyer payé, je garde le peu qu’il me reste pour me nour­rir et je n’y arri­ve­rais pas sans l’aide des asso­cia­tions du coin. » Anne-​Marie se serait bien vue conti­nuer jusqu’à 67 ans pour amé­lio­rer ses reve­nus. Mais elle a été pous­sée vers la sor­tie à 62 ans. Avec seule­ment 586 euros men­suels, Maryse Geoffroy, 68 ans, fait elle aus­si par­tie des retrai­tées en grande dif­fi­cul­té. « Il faut dire que j’ai tou­jours été payée à coups de roches dans l’imprimerie où je tra­vaillais, s’exclame-t-elle, en employant une expres­sion gua­de­lou­péenne. Sans le ver­se­ment de l’Aspa [allo­ca­tion de soli­da­ri­té aux per­sonnes âgées, ndlr] et l’aide de l’assistante sociale, je ne m’en sor­ti­rais pas. »

Travailler sans fin

Face à la pré­ca­ri­té et à une infla­tion galo­pante, cer­taines retrai­tées conservent une petite acti­vi­té pour com­plé­ter leurs fins de mois. Parce qu’elle redoute à la fois le vide des jour­nées et la baisse de son niveau de vie, Martine Denaives conti­nue de gar­der des enfants plu­sieurs jours par semaine. À Montauban (Tarn-​et-​Garonne), Babette, 73 ans – l’une des dix retrai­tées en recherche de colo­ca­tion –, à la retraite depuis une dou­zaine d’années, fait des audits et vend des objets de sa main sur les mar­chés de Noël. Pour ten­ter de main­te­nir le train de vie qu’elle connais­sait avant la retraite, celle qui a com­men­cé à tra­vailler à 14 ans sous-​loue aus­si sa voi­ture. D’après les chiffres de la Sécurité sociale, près de 500 000 retraité·es res­tent en acti­vi­té. « C’est déli­cat de dire que je n’ai pas assez, car avec 1 500 euros par mois, je ne suis pas la plus mal­heu­reuse, confie Babette. Mais tout aug­mente, à com­men­cer par mon loyer et j’ai besoin d’un peu plus d’argent chaque mois pour m’en sor­tir et faire des choses qui me tiennent à cœur, comme gâter mes petits-​enfants », raconte cette ancienne comp­table à la car­rière sans inter­rup­tion, à l’image de celle d’un homme, et qui ne s’est qua­si­ment pas arrê­tée, y com­pris à la nais­sance de ses enfants. Malgré sa vie active plu­tôt rem­plie, Babette a per­du de l’argent, notam­ment parce qu’elle a connu deux sépa­ra­tions. « À chaque fois, c’est moi qui suis par­tie, j’ai chan­gé d’appartement et je n’ai tou­ché aucune pen­sion ali­men­taire, raconte-​t-​elle. Tout cela a eu des consé­quences sur mon niveau de vie. » Pas ques­tion pour autant de regret­ter ses choix ou de res­sas­ser le pas­sé. Babette assume cha­cune de ses déci­sions et ne semble pas du genre à se mor­fondre. Un trait de carac­tère qu’elle par­tage avec Marie-​Brigitte Le Ralle. « Déjà, je ne pen­sais pas vivre si long­temps, lance-​t-​elle avec humour. Et puis je me rends compte que ce qui est impor­tant au quo­ti­dien, ce sont les liens que je tisse avec mes amies et que ça, ça ne repose pas sur l’argent. »

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