CAUSETTE PIAFETTES FINAL 1
© Grégoire Gicquel pour Causette

Du Piaf sys­tem au star system

Chaque mois, un cher­cheur, une cher­cheuse, nous raconte sa thèse sans jar­gon­ner. Aujourd’hui, on s’intéresse au star sys­tem à la fran­çaise, indis­so­ciable des CD de voi­ture et des voyages en famille, avec Heejin Choe*. Selon sa thèse, notre modèle musi­cal pro­vient d’une figure phare, ren­due célèbre par la radio : Édith Piaf. 

Causette : S’il y avait une recette, quels seraient les ingré­dients néces­saires pour être une star de la chan­son française ? 

Heejin Choe : Il y a d’abord la voix « sym­bo­lique » de l’interprète. Elle doit incar­ner une cer­taine nos­tal­gie, une mémoire col­lec­tive du pays, évo­quant Paris, ses quar­tiers et les rues d’antan par sa sono­ri­té. Ensuite, il faut une dimen­sion lit­té­raire. La carac­té­ris­tique de la chan­son fran­çaise est de repo­ser sur des paroles rimées. Il s’agit là d’un héri­tage des trou­ba­dours et des trou­vères – poètes et jon­gleurs – du Moyen Âge. Troisièmement, impos­sible de deve­nir une star sans les médias. 

À l’origine du star sys­tem fran­çais, au début des années 1930, il y a la radio. Il s’agit du pre­mier véri­table canal de sta­ri­sa­tion en France. Mais, plus pro­fon­dé­ment, pour être une star de la chan­son fran­çaise, le public doit pou­voir s’identifier à l’artiste, se sen­tir proche d’elle ou de lui. C’est ce que j’appelle la mythi­fi­ca­tion. Il faut enfin – der­nier point – cor­res­pondre aux codes du public. C’est une « stra­té­gie de la recon­nais­sance ». Elle consiste à reprendre des mélo­dies, des images, un style déjà fami­liers de l’audimat, en ajou­tant un petit quelque chose. Répéter et inno­ver. Car nous ten­dons spon­ta­né­ment à choi­sir les pro­duits cultu­rels proches de nous, plu­tôt que ce qui est étran­ger. C’est déjà, comme le remar­quait Umberto Eco, une forme de consom­ma­tion en série. 

Votre thèse montre que les fon­de­ments de ce star sys­tem sont nés à tra­vers l’image d’Édith Piaf. Comment est-​elle par­ve­nue à créer ce modèle ?

H. C. : Avant Édith Piaf, il y avait le modèle « pré­star », avec des per­son­na­li­tés comme Damia, Fréhel ou Marie Dubas. Elles chan­taient dans des cafés-​concerts ou des caba­rets. Donc des espaces pri­vés. Elles chan­taient des sujets rela­ti­ve­ment réa­listes, évo­quant la soli­tude, la drogue, la dou­leur. Conformément à la stra­té­gie de la recon­nais­sance, Édith Piaf a imi­té l’image et la tech­nique vocale de Marie Dubas. Puis, en 1936, elle reprend Les Mômes de la cloche, de Berthe Sylva, mais avec un style dif­fé­rent. Résultat : son style plaît. Et cor­res­pond aux besoins des sta­tions de radio de l’époque – Le Poste pari­sien, Radio Cité ou Radio Paris. Ces der­nières riva­li­saient pour atti­rer plus d’auditeurs et se dis­pu­taient les per­son­na­li­tés de l’époque, dont Piaf. Poussée par ses impré­sa­rios, Louis Leplée et Jacques Canetti – par ailleurs direc­teur de Radio Cité –, elle a donc fait car­rière sur les ondes en débu­tant, en 1935, dans l’émission Le Crochet radio­pho­nique

De fil en aiguille s’est pro­duit un phé­no­mène de « sta­ri­sa­tion ». Il s’est d’ailleurs ren­for­cé dans les années 1940, sous l’Occupation. Les radios étaient alors contrô­lées par les nazis, qui sélec­tion­naient les chan­sons fran­çaises pour défor­mer la réa­li­té : il fal­lait don­ner l’illusion que la France n’était pas occu­pée. Qu’elle res­tait la France. D’où l’intérêt pour eux de dif­fu­ser les chan­sons nos­tal­giques d’Édith Piaf, évo­quant le bal musette, l’accordéon, les rues dis­pa­rues… Sa noto­rié­té et le modèle musi­cal fran­çais se sont construits dans ce contexte très politique.

Dans ses mor­ceaux et son par­cours, qu’est-ce qui fait d’elle une icône ?

H. C. : Nous en reve­nons au pro­ces­sus de « mythi­fi­ca­tion ». C’est en parais­sant à la fois sur­hu­maine et humaine qu’elle a réus­si à bâtir son image. Comme nous le savons, la vie pri­vée d’Édith Piaf est excep­tion­nelle et par­ti­cu­lière. Délaissée à sa nais­sance, elle a connu la faim, la mal­nu­tri­tion, la mala­die, et a subi un grave acci­dent de la route, l’entraînant vers l’alcool et la ­mor­phine. Et plu­sieurs peines de cœur, après la mort de son amant Marcel Cerdan. Cette vie semée d’embûches l’a rap­pro­chée du peuple fran­çais, qui pou­vait s’identifier à elle, tout en lui confé­rant un sta­tut de chan­teuse hors norme. Et puis elle aurait pu chan­ter la vie de manière triste et réa­liste, comme ses pré­dé­ces­seures, mais elle a au contraire opté pour la joie et le roman­tisme à outrance, louant l’amour éter­nel, dérai­son­né. Elle a dés­in­hi­bé la chan­son d’amour. Ses chan­sons incarnent donc aus­si le roman­tisme à la fran­çaise, autre ver­sant du mythe Piaf.

Sur la scène musi­cale aujourd’hui – celle d’Aya Nakamura ou de Zaz –, que reste-​t-​il du modèle Piaf ?

H. C. : Édith Piaf a eu ses héri­tières, qui ont per­pé­tué son modèle. Parmi elles, Juliette Gréco, Barbara, Françoise Hardy… Toutes ont misé sur les chan­sons à paroles, aux relents mélan­co­liques. On y revient : la répé­ti­tion. Plus récem­ment, Zaz a aus­si ravi­vé ce modèle et la mémoire de Piaf. Mais d’autres célé­bri­tés répètent un modèle plus « amé­ri­cain » : des stars ultra gla­mour aux shows gran­di­lo­quents, comme Céline Dion. Dans le même sillage, Aya Nakamura est une ver­sion fran­çaise de Beyoncé. Une star plu­tôt jeune, issue d’une mino­ri­té afro. Elles par­tagent néan­moins un point com­mun avec Édith Piaf : celui de se réfé­rer à des sym­boles des classes popu­laires qui les rendent proches du grand public. En revanche, grand chan­ge­ment : aujourd’hui, ce ne sont plus la radio ou la télé­vi­sion, et, par consé­quent, les pro­duc­teurs des médias tra­di­tion­nels, qui fabriquent les stars. Avec les réseaux sociaux, c’est main­te­nant ­l’intelligence col­lec­tive qui « fait mon­ter » les artistes. À l’heure du « fan­dom » d’Internet, c’est donc nous, public, qui détec­tons peut-​être les Piaf de demain. 

* Heejin Choe est doc­teure en sciences de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion à l’université Paris-VIII.

Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.