Quand des accusations de violences sexistes ou sexuelles éclatent dans les entreprises, les directions font parfois appel à des prestataires extérieurs pour tenter d’établir les faits. Un boulot difficile, mais nécessaire.
Egae, Interstys, Équilibres… Les noms de ces groupes n’évoquent rien au grand public. Pourtant, chaque salariée pourrait, un jour, avoir besoin de leur savoir-faire en matière de droit du travail. En France, 32 % des femmes affirment avoir déjà subi des violences ou du harcèlement à caractère sexuel dans leur milieu professionnel, assure un sondage Ifop daté de février 2018. Un constat affolant, qui prouve que le problème ne se limite pas à quelques entreprises. Remarques machistes, commentaires insistants sur le physique, gestes non consentis, agressions sexuelles ou viols… Aller au bureau relève parfois du cauchemar pour les femmes.
« C’est encore très récent que les femmes verbalisent et dénoncent ce qu’elles vivent, analyse l’avocate Clara Gandin, spécialisée en discriminations au sein du cabinet Boussard-Verrecchia. Mais on constate que des employeurs commencent à changer un peu de perception. » Employeurs qui, il faut le rappeler, ont une obligation de sécurité envers leurs salarié·es en matière de sexime. Pour changer vraiment de regard et agir contre les dérives sexistes, certains ont donc besoin qu’on les aide à ouvrir les yeux. C’est précisément le rôle de ces consultant·es formé·es à la déconstruction des mécaniques sexistes.
De grands groupes ont recours à ces sociétés de conseil
« En général, dans les boîtes, surtout celles qui se veulent de gauche et progressistes, on nous assure qu’il n’y a aucun problème, que le harcèlement, ça ne les concerne pas », raconte la militante Caroline de Haas, à la tête du groupe Egae, dédié aux problématiques d’égalité femmes-hommes et qui a accompagné, entre autres, des grosses structures du secteur des médias (groupe Le Monde) ou du sport (Fédération française de roller et skateboard). De nombreux clients refusent que leurs noms soient divulgués, par souci de confidentialité. Des clauses particulières prévoyant jusqu’à 50 000 euros de pénalités en cas de non-respect du secret professionnel sont même prévues dans les contrats et devis.
Comment se produit la sortie du déni ? Première option : le témoignage individuel. À condition, évidemment que cette parole soit entendue. « Nous avons créé un dispositif de signalement des atteintes aux droits de la personne, dont le harcèlement sexuel, il y a deux ans, développe Karine Armani, à la tête d’Équilibres, société de conseil fondée en 2005, mais déployée sur les problématiques de sexisme et harcèlement depuis deux ans. La plupart du temps, nos clients, des grands groupes du CAC 40, nous contactent d’eux-mêmes pour qu’on mette en place cette cellule de crise, car ils se rendent compte qu’ils ne peuvent pas traiter ces cas en interne. »
La hotline d’Équilibres – disponible 24h/24 et 7j/7 – permet de faire émerger une première parole brute que les écoutant·es, des psychologues ou des spécialistes de santé au travail, savent prendre en charge et accompagner. Ce témoignage initial déclenche, quasi systématiquement, l’ouverture d’une sorte d’audit interne dans l’entreprise concernée.
Audit, enquête, analyse de situation…
Parfois, la mise au jour des problèmes se fait à l’issue d’un vaste sondage. « Quand on est missionné·es quelque part, on commence toujours par envoyer un questionnaire anonyme avec des dizaines de questions à choix multiples pour mesurer un peu le climat ambiant », détaille Caroline De Haas. Une prise de température efficace doit toujours se faire avec des demandes courtes et claires. Voici quelques exemples : « Est-ce qu’un·e de vos collègues vous a déjà fait des remarques gênantes sur votre physique ou votre tenue ? » ; « Est-ce récurrent ? » ; « Avez-vous déjà signalé cette attitude à un·e supérieur·e hiérarchique ? » Si plusieurs réponses indiquent un malaise passé ou présent, une boîte mail anonyme, interne à l’entreprise, est alors ouverte pour inciter les victimes éventuelles à témoigner auprès des équipes d’Egae. Et si « un ou plusieurs témoignages de cas graves remontent », Egae lance une enquête.
Audit, enquête, analyse de situation, investigation…, les termes varient selon les interlocuteur·trices et en fonction de la nature exacte de la commande. « Je n’aime pas parler d’enquête, parce que ça peut faire un peu police et que nous ne sommes ni des flics ni des juges, se défend un professionnel du secteur. Notre boulot consiste simplement à objectiver les choses en interrogeant un maximum de personnes. » Le but ? Recueillir force détails sur les faits et décortiquer les mécaniques à l’œuvre dans les bureaux. « Certaines organisations peuvent avoir une culture violente dans laquelle s’installe une forme de tolérance aux paroles machistes qui peut ouvrir la voie à des faits plus graves, souligne Karine Armani. Regardez chez Ubisoft, par exemple, les articles publiés dans la presse en juillet dernier ont montré à quel point les relations de travail étaient toxiques. »
Les cabinets mènent alors l’enquête de manière autonome ou, plus rarement, avec les services des ressources humaines (RH). Une proximité qui refroidit parfois certain·es salarié·es. Sophie (le prénom a été modifié) travaille dans un groupe audité par Egae. Si elle se dit en accord total avec la démarche, le dispositif a suscité quelques réserves chez elle, notamment sur la confidentialité des échanges. « Personne n’aurait révélé quoi que ce soit si la RH avait été là pendant l’enquête vu qu’elle n’avait jamais rien fait dans le sens du bien-être des femmes dans cette entreprise, se souvient-elle. Mais on a eu l’impression que tout n’était pas totalement étanche entre le cabinet d’audit et la RH et ça, ça m’a gênée. »
« Dans le cadre d’une enquête à but disciplinaire et quand des faits répréhensibles sont relatés, les témoignages sont consignés par écrit et l’identité des personnes concernées est révélée aux RH »
Caroline De Haas, à la tête du groupe Egae
Les expert·es marchent sur des lignes de crête en matière de secret. D’un côté, la discrétion est nécessaire pour que victimes et témoins puissent s’exprimer. De l’autre, le mandat fixé par les « clients » leur impose de transmettre des éléments sourcés. « Si on me dit de ne rien dire à la direction, que la personne ne souhaite pas faire de signalement ou laisser de trace écrite de son témoignage, je ne dirai rien, avance Caroline De Haas. Par contre, dans le cadre d’une enquête à but disciplinaire et quand des faits répréhensibles sont relatés, les témoignages sont consignés par écrit et l’identité des personnes concernées est révélée aux RH. »
Parce qu’elles exhument des comportements répréhensibles pouvant entraîner des conséquences lourdes, ces enquêtes doivent donc être ultra-rigoureuses. Lors des entretiens, les salarié·es qui le souhaitent peuvent se faire accompagner d’un·e collègue ou d’un·e représentant·e du personnel. Chez Équilibres, on fonctionne en binôme avec un·e psychologue clinicien·ne et un·e juriste, qui rédigent un compte-rendu signé par le ou la témoin.
À l’issue de ce travail d’une quinzaine de jours environ, le cabinet transmet ses conclusions avec l’ensemble des témoignages. « Là aussi, on essaye de faire preuve de prudence et d’objectivité, explique Karine Armani. On ne qualifie jamais vraiment les faits, on parle de “présomption de harcèlement” ou de “pratiques pouvant relever du harcèlement”, car nous ne sommes pas juges. Par contre, on essaye d’être très précis. » Des éléments de jurisprudence en matière de harcèlement sexuel sont parfois fournis afin de donner tous les éléments à la direction des ressources humaines de l’entreprise, qui, in fine, décide seule de la sanction : blâme au licenciement.
« J’ai eu l’impression qu’il fallait que ça avance à marche forcée, sans mesure »
Thierry Vildary, journaliste et élu Unsa
Chez France Télévisions, on vient d’opter pour les deux. Trois journalistes du service des sports ont été licenciés pour faute début août et un quatrième a reçu un blâme. Ces sanctions ont été fixées après une enquête menée fin avril par Interstys auprès de 115 salarié·es et commandée à la suite de la publication d’une interview de la journaliste Clémentine Sarlat, ancienne des lieux, qui dénonçait le climat sexiste régnant dans les bureaux. L’un des journalistes concernés a d’ores et déjà fait part de son intention de contester cette décision aux prud’hommes. « J’ai eu l’impression qu’il fallait que ça avance à marche forcée, sans mesure, s’agace l’élu Unsa et journaliste Thierry Vildary, qui a accompagné l’un des hommes sanctionnés et témoigné durant l’enquête. Je n’ai pas aimé cette méthode expéditive, à charge et sans contradictoire. Les personnes licenciées se sont vues reprocher des faits anciens sur la base de témoignages anonymes. Ce n’est pas comme ça qu’on enquête ! Pour moi, ce sont des commerçants qui vendent une prestation. »
Sollicitée, l’équipe d’Interstys n’a pas souhaité répondre aux questions de Causette, mettant en avant le respect de la confidentialité. Ces critiques, l’ensemble des professionnel·les de l’écoute de crise a l’impression de les avoir déjà entendues. Menées tambour battant, les enquêtes suscitent toujours colère et ressentiment. La plupart du temps, elles suivent une longue période d’inaction. Le basculement soudain vers ce qui est parfois perçu comme « un grand déballage » et les sanctions qui s’ensuivent, provoquent immanquablement des remous. « Absolument tout le monde est en colère pendant cette période, se souvient Caroline De Haas. Et les gens s’écharpent toujours sur la méthode et la forme, car ils ne peuvent pas vraiment débattre du fond et commencer à minimiser les faits de harcèlement. Une enquête ne vise pas à cerner la vérité d’une personne, mais à identifier des agissements punis par la loi. Il ne faut jamais oublier que, quand les faits ne sont pas assez étayés ou prescrits, les entreprises ne sanctionnent pas. »
Collaboration avec des avocat·es
Conscient·es que ce métier encore jeune doit se professionnaliser pour laisser le moins de prise possible aux critiques de forme, les consultant·es travaillent en étroite collaboration avec les avocat·es pour être au fait de la jurisprudence en matière de violences sexistes et sexuelles. Les cas d’attaques aux prud’hommes après ce type d’audits sont encore rares. Mais les conclusions et témoignages font partie des pièces versées au dossier.
Chez Egae, les effectifs du pôle audit vont s’étoffer dès la rentrée. Le reste du travail restera consacré à la formation et à la sensibilisation, un point crucial. « Moi ce qui m’intéresse encore plus, c’est après, confie Caroline De Haas. Une fois que les choses ont été révélées, que des sanctions ont été prises et que le collectif est à reconstruire, il me paraît essentiel de marteler aux équipes qu’il y a des règles de savoir-vivre au travail, et que les blagues de cul ou les remarques récurrentes sur le décolleté de la voisine n’en font pas partie. Globalement, le niveau de culture générale sur ces sujets est hyper faible. Mais si on prend le truc à la racine et qu’on recadre à la première incartade, on évitera pas mal de licenciements. » Y a encore du boulot !
Référent·e harcèlement : un nouveau rôle dans l’entreprise
Depuis le 1er janvier 2019, un·e référent·e harcèlement doit être nommé·e dans chaque comité social d’entreprise (CSE), instance obligatoire dans les entreprises de plus de onze salarié·es. Un nouveau rôle de vigie, qui nécessite des connaissances et un accompagnement par des expert·es. L’avocate Clara Gandin explique : « Le recours à ces acteurs spécialisés est encore peu répandu, mais ils ont une vraie plus-value à ajouter en matière d’écoute et d’identification des cas. »