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© Alex Kotliarskyi

Agissements sexistes au tra­vail : com­ment les cabi­nets spé­cia­li­sés enquêtent-ils ?

Quand des accu­sa­tions de vio­lences sexistes ou sexuelles éclatent dans les entre­prises, les direc­tions font par­fois appel à des pres­ta­taires exté­rieurs pour ten­ter d’établir les faits. Un bou­lot dif­fi­cile, mais nécessaire.

Egae, Interstys, Équilibres… Les noms de ces groupes n’évoquent rien au grand public. Pourtant, chaque sala­riée pour­rait, un jour, avoir besoin de leur savoir-​faire en matière de droit du tra­vail. En France, 32 % des femmes affirment avoir déjà subi des vio­lences ou du har­cè­le­ment à carac­tère sexuel dans leur milieu pro­fes­sion­nel, assure un son­dage Ifop daté de février 2018. Un constat affo­lant, qui prouve que le pro­blème ne se limite pas à quelques entre­prises. Remarques machistes, com­men­taires insis­tants sur le phy­sique, gestes non consen­tis, agres­sions sexuelles ou viols… Aller au bureau relève par­fois du cau­che­mar pour les femmes. 

« C’est encore très récent que les femmes ver­ba­lisent et dénoncent ce qu’elles vivent, ana­lyse l’avocate Clara Gandin, spé­cia­li­sée en dis­cri­mi­na­tions au sein du cabi­net Boussard-​Verrecchia. Mais on constate que des employeurs com­mencent à chan­ger un peu de per­cep­tion. » Employeurs qui, il faut le rap­pe­ler, ont une obli­ga­tion de sécu­ri­té envers leurs salarié·es en matière de sexime. Pour chan­ger vrai­ment de regard et agir contre les dérives sexistes, cer­tains ont donc besoin qu’on les aide à ouvrir les yeux. C’est pré­ci­sé­ment le rôle de ces consultant·es formé·es à la décons­truc­tion des méca­niques sexistes. 

De grands groupes ont recours à ces socié­tés de conseil 

« En géné­ral, dans les boîtes, sur­tout celles qui se veulent de gauche et pro­gres­sistes, on nous assure qu’il n’y a aucun pro­blème, que le har­cè­le­ment, ça ne les concerne pas », raconte la mili­tante Caroline de Haas, à la tête du groupe Egae, dédié aux pro­blé­ma­tiques d’égalité femmes-​hommes et qui a accom­pa­gné, entre autres, des grosses struc­tures du sec­teur des médias (groupe Le Monde) ou du sport (Fédération fran­çaise de rol­ler et ska­te­board). De nom­breux clients refusent que leurs noms soient divul­gués, par sou­ci de confi­den­tia­li­té. Des clauses par­ti­cu­lières pré­voyant jusqu’à 50 000 euros de péna­li­tés en cas de non-​respect du secret pro­fes­sion­nel sont même pré­vues dans les contrats et devis. 

Comment se pro­duit la sor­tie du déni ? Première option : le témoi­gnage indi­vi­duel. À condi­tion, évi­dem­ment que cette parole soit enten­due. « Nous avons créé un dis­po­si­tif de signa­le­ment des atteintes aux droits de la per­sonne, dont le har­cè­le­ment sexuel, il y a deux ans, déve­loppe Karine Armani, à la tête d’Équilibres, socié­té de conseil fon­dée en 2005, mais déployée sur les pro­blé­ma­tiques de sexisme et har­cè­le­ment depuis deux ans. La plu­part du temps, nos clients, des grands groupes du CAC 40, nous contactent d’eux-mêmes pour qu’on mette en place cette cel­lule de crise, car ils se rendent compte qu’ils ne peuvent pas trai­ter ces cas en interne. » 

La hot­line d’Équilibres – dis­po­nible 24h/​24 et 7j/​7 – per­met de faire émer­ger une pre­mière parole brute que les écoutant·es, des psy­cho­logues ou des spé­cia­listes de san­té au tra­vail, savent prendre en charge et accom­pa­gner. Ce témoi­gnage ini­tial déclenche, qua­si sys­té­ma­ti­que­ment, l’ouverture d’une sorte d’audit interne dans l’entreprise concernée. 

Audit, enquête, ana­lyse de situation…

Parfois, la mise au jour des pro­blèmes se fait à l’issue d’un vaste son­dage. « Quand on est missionné·es quelque part, on com­mence tou­jours par envoyer un ques­tion­naire ano­nyme avec des dizaines de ques­tions à choix mul­tiples pour mesu­rer un peu le cli­mat ambiant », détaille Caroline De Haas. Une prise de tem­pé­ra­ture effi­cace doit tou­jours se faire avec des demandes courtes et claires. Voici quelques exemples : « Est-​ce qu’un·e de vos col­lègues vous a déjà fait des remarques gênantes sur votre phy­sique ou votre tenue ? » ; « Est-​ce récur­rent ? » ; « Avez-​vous déjà signa­lé cette atti­tude à un·e supérieur·e hié­rar­chique ? » Si plu­sieurs réponses indiquent un malaise pas­sé ou pré­sent, une boîte mail ano­nyme, interne à l’entreprise, est alors ouverte pour inci­ter les vic­times éven­tuelles à témoi­gner auprès des équipes d’Egae. Et si « un ou plu­sieurs témoi­gnages de cas graves remontent », Egae lance une enquête.

Audit, enquête, ana­lyse de situa­tion, inves­ti­ga­tion…, les termes varient selon les interlocuteur·trices et en fonc­tion de la nature exacte de la com­mande. « Je n’aime pas par­ler d’enquête, parce que ça peut faire un peu police et que nous ne sommes ni des flics ni des juges, se défend un pro­fes­sion­nel du sec­teur. Notre bou­lot consiste sim­ple­ment à objec­ti­ver les choses en inter­ro­geant un maxi­mum de per­sonnes. » Le but ? Recueillir force détails sur les faits et décor­ti­quer les méca­niques à l’œuvre dans les bureaux. « Certaines orga­ni­sa­tions peuvent avoir une culture vio­lente dans laquelle s’installe une forme de tolé­rance aux paroles machistes qui peut ouvrir la voie à des faits plus graves, sou­ligne Karine Armani. Regardez chez Ubisoft, par exemple, les articles publiés dans la presse en juillet der­nier ont mon­tré à quel point les rela­tions de tra­vail étaient toxiques. »

Les cabi­nets mènent alors l’enquête de manière auto­nome ou, plus rare­ment, avec les ser­vices des res­sources humaines (RH). Une proxi­mi­té qui refroi­dit par­fois certain·es salarié·es. Sophie (le pré­nom a été modi­fié) tra­vaille dans un groupe audi­té par Egae. Si elle se dit en accord total avec la démarche, le dis­po­si­tif a sus­ci­té quelques réserves chez elle, notam­ment sur la confi­den­tia­li­té des échanges. « Personne n’aurait révé­lé quoi que ce soit si la RH avait été là pen­dant l’enquête vu qu’elle n’avait jamais rien fait dans le sens du bien-​être des femmes dans cette entre­prise, se souvient-​elle. Mais on a eu l’impression que tout n’était pas tota­le­ment étanche entre le cabi­net d’audit et la RH et ça, ça m’a gênée. » 

« Dans le cadre d’une enquête à but dis­ci­pli­naire et quand des faits répré­hen­sibles sont rela­tés, les témoi­gnages sont consi­gnés par écrit et l’identité des per­sonnes concer­nées est révé­lée aux RH »

Caroline De Haas, à la tête du groupe Egae

Les expert·es marchent sur des lignes de crête en matière de secret. D’un côté, la dis­cré­tion est néces­saire pour que vic­times et témoins puissent s’exprimer. De l’autre, le man­dat fixé par les « clients » leur impose de trans­mettre des élé­ments sour­cés. « Si on me dit de ne rien dire à la direc­tion, que la per­sonne ne sou­haite pas faire de signa­le­ment ou lais­ser de trace écrite de son témoi­gnage, je ne dirai rien, avance Caroline De Haas. Par contre, dans le cadre d’une enquête à but dis­ci­pli­naire et quand des faits répré­hen­sibles sont rela­tés, les témoi­gnages sont consi­gnés par écrit et l’identité des per­sonnes concer­nées est révé­lée aux RH. » 

Parce qu’elles exhument des com­por­te­ments répré­hen­sibles pou­vant entraî­ner des consé­quences lourdes, ces enquêtes doivent donc être ultra-​rigoureuses. Lors des entre­tiens, les salarié·es qui le sou­haitent peuvent se faire accom­pa­gner d’un·e col­lègue ou d’un·e représentant·e du per­son­nel. Chez Équilibres, on fonc­tionne en binôme avec un·e psy­cho­logue clinicien·ne et un·e juriste, qui rédigent un compte-​rendu signé par le ou la témoin.

À l’issue de ce tra­vail d’une quin­zaine de jours envi­ron, le cabi­net trans­met ses conclu­sions avec l’ensemble des témoi­gnages. « Là aus­si, on essaye de faire preuve de pru­dence et d’objectivité, explique Karine Armani. On ne qua­li­fie jamais vrai­ment les faits, on parle de “pré­somp­tion de har­cè­le­ment” ou de “pra­tiques pou­vant rele­ver du har­cè­le­ment”, car nous ne sommes pas juges. Par contre, on essaye d’être très pré­cis. » Des élé­ments de juris­pru­dence en matière de har­cè­le­ment sexuel sont par­fois four­nis afin de don­ner tous les élé­ments à la direc­tion des res­sources humaines de l’entreprise, qui, in fine, décide seule de la sanc­tion : blâme au licenciement. 

« J’ai eu l’impression qu’il fal­lait que ça avance à marche for­cée, sans mesure »

Thierry Vildary, jour­na­liste et élu Unsa

Chez France Télévisions, on vient d’opter pour les deux. Trois jour­na­listes du ser­vice des sports ont été licen­ciés pour faute début août et un qua­trième a reçu un blâme. Ces sanc­tions ont été fixées après une enquête menée fin avril par Interstys auprès de 115 salarié·es et com­man­dée à la suite de la publi­ca­tion d’une inter­view de la jour­na­liste Clémentine Sarlat, ancienne des lieux, qui dénon­çait le cli­mat sexiste régnant dans les bureaux. L’un des jour­na­listes concer­nés a d’ores et déjà fait part de son inten­tion de contes­ter cette déci­sion aux prud’hommes. « J’ai eu l’impression qu’il fal­lait que ça avance à marche for­cée, sans mesure, s’agace l’élu Unsa et jour­na­liste Thierry Vildary, qui a accom­pa­gné l’un des hommes sanc­tion­nés et témoi­gné durant l’enquête. Je n’ai pas aimé cette méthode expé­di­tive, à charge et sans contra­dic­toire. Les per­sonnes licen­ciées se sont vues repro­cher des faits anciens sur la base de témoi­gnages ano­nymes. Ce n’est pas comme ça qu’on enquête ! Pour moi, ce sont des com­mer­çants qui vendent une prestation. »

Sollicitée, l’équipe d’Interstys n’a pas sou­hai­té répondre aux ques­tions de Causette, met­tant en avant le res­pect de la confi­den­tia­li­té. Ces cri­tiques, l’ensemble des professionnel·les de l’écoute de crise a l’impression de les avoir déjà enten­dues. Menées tam­bour bat­tant, les enquêtes sus­citent tou­jours colère et res­sen­ti­ment. La plu­part du temps, elles suivent une longue période d’inaction. Le bas­cu­le­ment sou­dain vers ce qui est par­fois per­çu comme « un grand débal­lage » et les sanc­tions qui s’ensuivent, pro­voquent imman­qua­ble­ment des remous. « Absolument tout le monde est en colère pen­dant cette période, se sou­vient Caroline De Haas. Et les gens s’écharpent tou­jours sur la méthode et la forme, car ils ne peuvent pas vrai­ment débattre du fond et com­men­cer à mini­mi­ser les faits de har­cè­le­ment. Une enquête ne vise pas à cer­ner la véri­té d’une per­sonne, mais à iden­ti­fier des agis­se­ments punis par la loi. Il ne faut jamais oublier que, quand les faits ne sont pas assez étayés ou pres­crits, les entre­prises ne sanc­tionnent pas. » 

Collaboration avec des avocat·es

Conscient·es que ce métier encore jeune doit se pro­fes­sion­na­li­ser pour lais­ser le moins de prise pos­sible aux cri­tiques de forme, les consultant·es tra­vaillent en étroite col­la­bo­ra­tion avec les avocat·es pour être au fait de la juris­pru­dence en matière de vio­lences sexistes et sexuelles. Les cas d’attaques aux prud’hommes après ce type d’audits sont encore rares. Mais les conclu­sions et témoi­gnages font par­tie des pièces ver­sées au dossier. 

Chez Egae, les effec­tifs du pôle audit vont s’étoffer dès la ren­trée. Le reste du tra­vail res­te­ra consa­cré à la for­ma­tion et à la sen­si­bi­li­sa­tion, un point cru­cial. « Moi ce qui m’intéresse encore plus, c’est après, confie Caroline De Haas. Une fois que les choses ont été révé­lées, que des sanc­tions ont été prises et que le col­lec­tif est à recons­truire, il me paraît essen­tiel de mar­te­ler aux équipes qu’il y a des règles de savoir-​vivre au tra­vail, et que les blagues de cul ou les remarques récur­rentes sur le décol­le­té de la voi­sine n’en font pas par­tie. Globalement, le niveau de culture géné­rale sur ces sujets est hyper faible. Mais si on prend le truc à la racine et qu’on recadre à la pre­mière incar­tade, on évi­te­ra pas mal de licen­cie­ments. » Y a encore du boulot !


Référent·e har­cè­le­ment : un nou­veau rôle dans l’entreprise

Depuis le 1er jan­vier 2019, un·e référent·e har­cè­le­ment doit être nommé·e dans chaque comi­té social d’entreprise (CSE), ins­tance obli­ga­toire dans les entre­prises de plus de onze salarié·es. Un nou­veau rôle de vigie, qui néces­site des connais­sances et un accom­pa­gne­ment par des expert·es. L’avocate Clara Gandin explique : « Le recours à ces acteurs spé­cia­li­sés est encore peu répan­du, mais ils ont une vraie plus-​value à ajou­ter en matière d’écoute et d’identification des cas. » 

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